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chapitre deuxième.

reste zéro[1]. Les premiers principes ont trop d’évidence pour nous. Trop de plaisir incommode. Trop de consonnances déplaisent dans la musique ; et trop de bienfaits irritent : nous voulons avoir de quoi surpayer la dette[2] : Beneficia eo usque læta sunt, dum videntiur exsolvi posse ; ubi multum antevenere, pro gratta odium redditur[3].

Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles : nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit ; trop et trop peu d’instruction[4]… Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument[5]. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination ; nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini. Mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient[6].

Cela étant bien compris, je crois qu’on se tiendra en repos, chacun dans l’état où la nature l’a placé. Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe que l’homme ait un peu plus d’intelligence des choses ? S’il en a, il les prend un peu de plus haut. N’est-il pas toujours

  1. Au fait, c’est là une opération purement abstraite et fictive. Du zéro réel, on ne saurait ôter ni un ni quatre.
  2. Surpayer : payer avec surabondance.
  3. « Tant que les bienfaits paraissent ne pas excéder la reconnaissance, on les accepte avec joie ; dès qu’ils la surpassent beaucoup, ils excitent la haine au lieu de la gratitude. » (Tacite, Annales, l. iv, n. 18.)
  4. Lui sont nuisibles. Et non pas : l’abêtissent, comme supplée ridiculement l’édition de Port— Royal.
  5. Erreur. Nous pouvons savoir certainement encore qu’imparfaitement. Et quant à l’ordre surnaturel, nous l’ignorerions absolument, si Dieu ne nous l’avait révélé.
  6. Avec une pareille doctrine, rien, pas même la révélation, ne pourrait nous conduire à la certitude. Qu’il le veuille ou non, Pascal est atteint d’un scepticisme irrémédiable, comme le seront plus tard de Bonald, de Lamennais, Bautain et Bonnetty. Leurs bonnes intentions ne les guériront pas de cette plaie béante.