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SUR LES COMMANDEMENS DE DIEU.

l’homme ne cesseroit jamais de les demander, si Dieu ne cessoit de lui donner la grâce efficace de les demander. De sorte qu’en cette double cessation, il arrive que Dieu commence l’une toujours, et qu’il ne commence jamais l’autre.

Ce double délaissement, l’un dans lequel Dieu commence, et l'autre dans lequel Dieu suit, vous est marqué clairement dans saint Prosper, lorsqu’il dit : « Dieu ne quitte point si on ne le quitte, et il fait bien souvent qu’on ne le quitte point ; mais d’où vient qu’il retient ceux-ci, et qu’il ne retient pas ceux-là ? Il n’est ni permis de le rechercher, ni possible de le trouver. » Où l’on voit qu’à la vérité Dieu ne quitte point si l’on ne le quitte : voilà un délaissement où l’homme commence ; et Dieu fait bien souvent qu’on ne le quitte pas : donc il ne le fait pas toujours ; donc quand on le quitte, c’est parce qu’il ne fait pas qu’on ne le quitte pas ; c’est parce qu’il ne retient pas. Donc il arrive premièrement que Dieu ne retient pas, et ensuite on le quitte ; car ceux qu’il retient ne le quittent pas : n’est-ce pas précisément ce que je viens de dire ? Le premier délaissement consiste en ce que Dieu ne retient pas, ensuite de quoi l’homme quitte, et donne lieu au second délaissement par lequel Dieu le quitte. En un de ces délaissements, Dieu suit, et il ne s’y trouve aucun mystère, car il n’y a rien d’étrange en ce que Dieu quitte des hommes qui le quittent ; mais le premier délaissement est tout mystérieux et incompréhensible. Et saint Augustin, maître de saint Prosper, traite la même chose avec la même netteté, lorsqu’il dit (en parlant de la chute de tous les réprouvés généralement qui arrivent pour un temps à la justification), « qu’ils reçoivent la grâce, mais pour un temps ; ils quittent et ils sont quittés ; car ils ont été abandonnés à leur libre arbitre par un jugement juste, mais caché. » Où l’on voit qu’ils quittent et qu’ensuite ils sont quittés : voila le délaissement où Dieu suit, et qui n’a rien de mystérieux. Mais si l’on demande pourquoi ils quittent, il en donne pour raison, « car ils ont été abandonnés à leur libre arbitre ; » ils ont donc été abandonnés avant que de quitter, et même ils ne quittent que parce qu’ils ont été quittés : voilà le délaissement ou Dieu commence ; et celui-là est par un jugement caché et impénétrable.

Il paroît donc que Dieu ne quitte que parce qu’il a été quitté, et que l’homme ne quitte que parce qu’il a été quitté ; et qu'ainsi il est absurde de conclure que, dans les sentimens de saint Augustin, Dieu ne quitte jamais le premier, parce qu’il a dit que Dieu ne quitte point le premier ; et que l’un et l’autre est ensemble véritable, et qu’il quitte et qu’il ne quitte point le premier, à cause des différentes manières de quitter.

Il n’en faut pas davantage pour vous faire voir de quelle manière on doit accorder ces contradictions apparentes. Je ne m’étendrai donc pas davantage sur ce sujet ; mais parce qu’il m’a conduit insensiblement à parler du délaissement des justes, et que je sais que c’est la seule difficulté qui vous retient, et la seule chose, de tous les points que l’on conteste aujourd’hui, que vous avez peine à croire qu’elle soit de saint Augustin ; je ne finirai point cette lettre sans vous éclaircir cet article parfaitement, si Dieu m’en donne le pouvoir.