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mais les lumières saintes qu’il trouvait dans l’Écriture et dans les Pères lui firent espérer qu’il ne serait point ébloui par tout le brillant de M. Pascal qui charmait néanmoins et qui enlevait tout le monde. Il trouvait en effet tout ce qu’il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et de ses discours. Mais il n’y avait rien de nouveau : tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l’avait vu avant lui dans saint Augustin ; et, faisant justice à tout le monde, il disait : « M. Pascal est extrêmement estimable en ce que, n’ayant point lu les Pères de l’Église, il avait de lui-même, par la pénétration de son esprit, trouvé les mêmes vérités qu’ils avaient trouvées. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu’il ne les a vues en aucun endroit ; mais pour nous, nous sommes accoutumés à les voir de tous côtés dans nos livres. » Ainsi, ce sage ecclésiastique trouvant que les anciens n’avaient pas moins de lumière que les nouveaux, il s’y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu’il se rencontrait en toutes choses avec saint Augustin.

La conduite ordinaire de M. de Saci, en entretenant les gens, était de proportionner ses entretiens à ceux à qui il parlait. S’il voyait par exemple M. Champagne, il parlait avec lui de la peinture. S’il voyait M. Hamon, il l’entretenait de la médecine. S’il voyait le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient la vigne, ou les arbres, ou les grains, lui disaient tout ce qu’il y fallait observer. Tout lui servait pour passer aussitôt à Dieu et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, de lui parler des lectures de philosophie dont il s’occupait le plus. Il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu’ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses livres les plus ordinaires avaient été Épictète et Montaigne, et il lui fit de grands éloges de ces deux esprits. M. de Saci, qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler à fond.


« Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il : J’ai perdu cela ; dites plutôt : Je l’ai rendu. Mon fils est mort, je l’ai rendu. Ma femme est morte, je l’ai rendue. » Ainsi des biens et de tout le reste. « Mais celui qui me l’ôte est un méchant homme, dites-vous. De quoi vous mettez-vous en peine, par qui celui qui vous l’a prêté vous le redemande ? Pendant qu’il vous en permet l’usage, ayez-en soin comme d’un bien qui appartient à autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il, désirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d’une comédie, tel qu’il plaît au maître de vous le donner. S’il vous le donne court, jouez-le court ; s’il vous le donne long, jouez-le