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à MADEMOISELLE DE ROANNEZ.

Dieu pour cela, et qu’il y a apparence qu’il s’est approprié cette affaire : aussi il le faut regarder comme l’auteur de tous les biens et de tous les maux, excepté le péché. Je lui répéterai là-dessus ce que j’ai autrefois rapporté de l’Écriture : « Quand vous êtes dans les biens, souvenez-vous des maux que vous méritez, et quand vous êtes dans les maux, souvenez-vous des biens que vous espérez. » Cependant je vous dirai sur le sujet de l’autre personne que vous savez, qui mande qu’elle a bien des choses dans l’esprit qui l’embarrassent, que je suis bien fâché de la voir en cet état. J’ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrois bien l’en pouvoir soulager ; je la prie de ne point prévenir l’avenir, et de se souvenir que, comme dit Notre-Seigneur, « à chaque jour suffit sa malice[1]. »

Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n’avons qu’à avoir regret de nos fautes ; mais l’avenir nous doit encore moins toucher, puisqu’il n’est point du tout à notre égard, et que nous n’y arriverons peut-être jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C’est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet, qu’on ne pense presque jamais à la vie présente et à l’instant où l'on vit ; mais à celui où l’on vivra. De sorte qu’on est toujours en état de vivre à l’avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre-Seigneur n’a pas voulu que notre prévoyance s’étendît plus loin que le jour où nous sommes. C’est les bornes qu’il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre repos. Car, en vérité, les préceptes chrétiens sont les plus pleins de consolations : je dis plus que les maximes du monde.

Je prévois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d’autres, et pour moi. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m’engage dans ces prévoyances, de me renfermer dans mes limites ; je me ramasse dans moi-même, et je trouve que je manque à faire plusieurs choses à quoi je suis obligé présentement, pour me dissiper en des pensées inutiles de l’avenir, auxquelles, bien loin d’être obligé de m’arrêter, je suis au contraire obligé de ne m’y point arrêter. Ce n’est que faute de savoir bien connoître et étudier le présent qu’on fait l’entendu pour étudier l’avenir. Ce que je dis là, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne, qui a assurément bien plus de vertu et de méditation que moi ; mais je lui représente mon défaut pour l’empêcher d’y tomber : on se corrige quelquefois mieux par la vue du mal que par l’exemple du bien ; et il est bon de s’accoutumer à profiter du mal, puisqu’il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.


8.

Je plains la personne que vous savez dans l’inquiétude où je sais qu’elle est, et où je ne m’étonne pas de la voir. C’est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une émotion universelle de la personne, comme le jugement général en causera une générale dans le monde, excepté ceux qui se seront déjà jugés eux-mêmes, comme elle prétend

  1. Matth., VI, 34.