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TROISIÈME ET QUATRIÈME FACTUM

humaine ne pouvoit pas se tromper à l’égard des préceptes moraux, dans les principes très-communs et très-généraux de la loi de la nature : mais elle étoit obscurcie dans les cas particuliers par l’habitude du vice. Et de plus, la raison de plusieurs étoit dans l’erreur à l’égard des autres préceptes, qui sont comme des conclusions tirées des principes communs de la loi de la nature ; de sorte qu’elle jugeoit permis ce qui est mauvais de soi-même : c’est pourquoi il a été nécessaire que l’autorité de la loi divine remédiât à l’un et à l’autre de ces défauts. »

Nous apprenons de ce passage que la loi de Dieu n’a pas été donnée pour nous apprendre seulement les principes très-communs de la loi naturelle, comme seroit, en général, de ne pas tuer indifféremment et sans raison toutes sortes de personnes ; car il n'étoit pas besoin de loi pour cela, puisque personne n’a jamais erré dans ce point. Les cannibales, les Brasiliens, les Canadois, les Indiens, les Japonois, les Tartares, et tous les peuples les plus inhumains, n’ont jamais cru qu`il fût permis de tuer sans raison. Ainsi les Juifs à qui Dieu avoit donné sa loi n’auroient eu aucun avantage sur les païens, s’ils n’avoient appris autre chose par le Décalogue, sinon qu’il ne faut pas tuer sans cause, et qu’il eût été laissé à leur raison, aussi bien qu'à celle des païens, à décider quelles sont les causes légitimes pour lesquelles il est permis à chaque particulier de tuer ou de ne pas tuer.

Pour reconnoître donc la grâce singulière que Dieu nous a faite de nous manifester sa loi, et pour pouvoir dire avec un sentiment de gratitude : « Non fecit taliter omni nationi, et judicia sua non manifestavit eis ; » nous devons suivre un principe tout opposé à celui de l’apologiste : savoir, que lorsque Dieu a défendu généralement une chose par sa loi, comme l’homicide, l’adultère, le faux témoignage, il ne nous est plus permis de prendre notre raison pour juge de sa défense, ni d’apporter des exceptions par nous-mêmes qui en resserrent l’étendue. Mais si cette loi souffre des exceptions, ce n’est point de la raison qu’il faut les tirer, mais de la parole de Dieu même, ou écrite, ou venue à nous par la tradition ; puisque autrement nous retomberions dans la confusion du paganisme, et ce ne seroit plus la parole divine, mais notre raison, qui règleroit nos mœurs dans les choses mêmes les plus importantes, comme l’observation du Décalogue.

Car s’il est permis de dire que « c’est par la lumière de la raison que nous devons discerner quand ce que Dieu a défendu généralement, est permis ou défendu ; qu’il faut un texte exprès pour cela ; que les défenses générales ne prouvent autre chose, sinon qu’on ne peut pas le faire sans cause légitime, et que c’est la raison qui en est le juge ; » quel précepte y aura-t-il qu’on ne puisse violer ? Suzanne n’auroit-elle pas pu croire qu’elle pouvoit s’abandonner aux deux vieillards qui la menaçoient d’une mort ignominieuse, en se persuadant, selon la pensée des jésuites, que la défense de commettre adultère ne doit s’entendre que de ne point le faire sans cause légitime, et que c’en étoit une légitime, que de s’y voir contrainte à moins que d’être exposée à une mort infâme ? Celles qui se trouveroient dans une semblable nécessité ne pourroient-elles pas demander un texte exprès aux jésuites, qui ne leur