Car un tel usage peut se transformer, non se perdre ; et, dans tous les cas, ce n’est pas l’invasion des Germains qui auroit amené cette révolution dans les mœurs de nos ancêtres. Les Germains, au rapport de Tacite, les Goths, au rapport de Jornandès, n’avoient pas d’autre moyen de perpétuer les grands souvenirs de leur histoire. Les Germains, dit Tacite, célèbrent dans des vers qui sont leurs seules annales, l’origine et les fondateurs de leur race. La mort d’Arminius, dit-il ailleurs, est encore célébrée dans les chants barbares. Les Goths, dit Jornandès, faisoient chanter publiquement les grandes actions des anciens avec accompagnement de lyres. « Etiam cantu majorum facta modulationibus citharisque canebant. »
Et cet usage d’accorder à ceux qui venoient de mourir en combattant un tribut d’éloge se retrouve dans nos chansons de geste. Dès qu’un chef a rendu le dernier soupir, on voit son meilleur ami, ou son parent le plus proche, s’empresser de prononcer une sorte de formule sacramentelle :
« Tant mar i fus, frans chevalier gentis,
Et tout doit nous porter à croire qu’on ne se contentoit pas de cette rapide oraison funèbre ; on chargeoit un trouvère de faire la chanson du défunt et de raconter les principaux incidents du combat dans lequel il avoit perdu la vie. Chacun des chefs avoit toujours, parmi les hommes de sa suite, un chapelain ou un ménestrel qui devoit remplir ce devoir. Mais en même temps que le mort avoit son panégyriste, le meurtrier avoit ou pouvoit un jour avoir le sien, et voilà pourquoi les guerriers de nos chansons de geste expriment si fréquemment une sorte de crainte des chansons défavorables qu’on pourroit faire contre eux. Dans Roncevaux, quand Olivier vient avertir Roland du danger de livrer bataille contre une armée vingt fois plus nombreuse :
Bien devons ci ester pour nostre roi ;