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ÉMILE AUGIER

il avait fait son paquet, rangé ses chefs-d’œuvre, mis ses titres de gloire en ordre, et renoncé à en acquérir de nouveaux, avec la prudence hâtive et modeste d’un homme parfaitement heureux, qui craint les caprices de la Fortune. Comme un bourgeois qui appréhende les voyages, et qui projette longuement le départ définitif, il s’est mis en règle avec son génie, sa réputation et ses amis, prévoyant et devançant l’heure avec une touchante simplicité. Et sa mort donna lieu à une dernière et belle consécration : il fut suivi de tous ses confrères, regretté de tout le public, loué de tous les représentants de l’Art et de l’État. Enfin, il eut le suprême bonheur, parmi la désolation générale, d’être loué dignement.

Car ce bonheur, qui répand sur sa vieillesse une douce lumière, il le goûta pendant toute sa vie uni et continu. Il fut heureux naturellement, grâce à l’ascendant de son étoile, qui ne se démentit point. Comme son ancêtre Molière, il eut une enfance facile, reçut une instruction solide, et noua, dès le collège, des liens de camaraderie indissoluble avec des condisciples de naissance ou d’avenir. Mais ici s’arrête l’analogie. Tandis que Poquelin s’embarque bientôt dans les hasards de son apprentissage, et, parmi des débuts pénibles et vagabonds, ne connaît d’abord l’unité de lieu que sur les tréteaux, Augier glisse de l’adolescence insouciante dans la jeunesse confortable, et, dès l’âge de vingt-quatre ans, atteint du premier coup à la renommée. L’Odéon reçut la Ciguë par complaisance, la joua par habitude ; ce fut un succès qui tint l’affiche pendant trois mois et répara la fortune du théâtre par accident. Un an plus tard (1845), recherché par le comité du Théâtre-Français, il lui donnait l’Homme de Bien, comédie en trois actes et en vers, qui n’eut qu’un demi-succès, et dont le sujet parut un peu paradoxal. C’était une satire délicate des mœurs contemporaines, armée d’une ironie amère, à qui l’âge n’avait pu encore donner