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LE THÉATRE D’HIER.

déboires, et illuminée de chefs-d’œuvre, Poquelin est mort presque sur la scène, entre un sourire et une contorsion, luttant jusqu’à la fin pour son théâtre et ses artistes : il fallut que l’acteur Baron courût à Versailles implorer la protection royale pour les restes de celui qui illustrait son siècle et avait usé ses forces au service du roi et de l’humanité. On l’enterra à petit bruit, presqu’à la dérobée, sans égard au génie de l’écrivain, dont la gloire était impuissante à réhabiliter la profession. Même en dépit des touchantes anecdotes, qui sont comme une réparation publique de la postérité, il paraît bien que cette gloire ne lui fut pas acquise de son vivant, et qu’une existence de labeurs et de déceptions aboutit à une mort peu entourée, à peine remarquée. Et, comme ce n’était pas assez du silence fait autour du cercueil de Molière, on imprima bientôt d’outrageantes épitaphes, et, plus tard encore, un pamphlet odieux, basses œuvres de vengeance posthume, que l’Épître de Boileau n’avait pas découragées.

Notre époque, qui a ses excès et ses ridicules, est du moins plus douce aux grands hommes. Frivole dans ses illusions, féroce dans ses engouements, elle est, en revanche, empressée à l’apothéose de ceux qui lui font honneur, et, si elle se trompe parfois sur le vrai mérite, au moins est-elle déférente au génie, qu’elle consacre volontiers un peu plus tôt que plus tard. Elle se complaît à lui entre-bâiller la porte de l’Éternité et à lui faire goûter, même prématurément, la sereine jouissance du nom qui ne périt point. Émile Augier a eu ce privilège, avant même le déclin de l’âge. Il est entré de plain-pied dans la postérité, dès longtemps immortel et classique, ayant eu de tous les genres d’esprit le plus rare et le plus difficile, qui est de prolonger doucement la retraite, après s’y être résigné sans chagrin. Ainsi sa carrière, qu’il avait su borner, n’a pas été interrompue par la mort ; mais la mort ne lui a été qu’un passage gradué à l’autre vie. Depuis plus de dix années,