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VICTORIEN SARDOU.

sûrement. Qu’est-ce que ce psychologue avisé, qui demande si nettement à André : Et Clotilde, elle ne t’a pas empoisonné, ni étranglé ? et qui ne s’étonne point de n’avoir pas reçu la lettre qui lui annonçait ce mariage ? et qui jacasse, et qui avocasse, pendant que sa femme court à la mairie ? et qui fait de l’esprit sur l’adjoint, sur les mariés, sur les invités, sur la Corse, sur la vendetta, sur ses succès, et qui regarde l’heure vingt fois, sans se décider à prendre son chapeau et à offrir son bras pour assister de sa présence un ami qui se marie ? — Mais ne fallait-il pas… ? Probablement. Qu’est-ce que cet André, qui roucoule, qui joue du célibataire converti, de la bonté d’âme, qui sollicite inconsciemment l’aveu, qui reçoit une lettre de la part de sa fiancée, qui néglige de la lire, et qui la confie, à qui ? À son ancienne maîtresse ! — Mais, s’il la lit, n’est-il pas évident qu’il n’y a plus de mariage, plus de vengeance, plus de drame ? Je ne dis pas autre chose. Qu’est-ce que cette Fernande, si délicate et bonne, malgré son éducation première et ses malheurs, qui se repose sur autrui du soin de livrer le secret de son passé et consolider l’avenir ? si humble et scrupuleuse, qui se décide enfin à écrire, au lieu de parler, à écrire une lettre qu’elle confie, à qui ? À la femme de chambre, mon Dieu, oui, à la femme de chambre de cette Clotilde qu’elle soupçonne de mensonge ? Qu’est-ce que cette intrigue oblique et tortueuse, qui aboutit au plus odieux méfait, celui de Clotilde, grâce à la plus incroyable des niaiseries, celle d’André ? Qu’est-ce enfin que ce dédale, à grand’peine éclairé d’une maligne lumière qui menace il chaque instant de s’éteindre, en les détours duquel l’Ariane vengeresse nous guide d’un fil si fragile et ténu, qu’à tout coup il rompt et se rattache au prix de quels efforts ! On abuse du mot de Pascal : « la vérité est une pointe subtile ». On bâtit malicieusement l’invraisemblance sur une pointe d’aiguille. On abuse de nous.