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LE THÉATRE D’HIER.

ler cet ambigu. Le voilà donc marié, et jaloux, non pas de sa femme, la chère innocente, mais de sa maîtresse, rétrospectivement. Ceci est le tour de force, le trait du génie. Et au fond de cette jalousie qui se réveille et qu’on réveille, il y a tout juste ce qui était au fond de la passion d’autrefois : un égoïsme aigu, et une curiosité un peu blasée. Notez que tout cela tient en deux répliques, et se révèle en un mouvement comique, uniforme, et d’une souplesse infinie. « …Cela me fait qu’il y avait une portion de votre vie qui était à moi, pendant laquelle je croyais avoir été aimé de vous, et pendant laquelle vous me trompiez ; cela me fait enfin que vous vous êtes moquée de moi, et qu’après avoir été ridicule pour vous, je le suis pour moi-même… » Vous entendez de reste que Prudhomme ne pardonne pas ces déboires ; et il n’y a pour lui qu’un moyen de se tirer d’affaire sans confusion, c’est de recourir au pouvoir de Lovelace par une étroite complicité de l’orgueil déçu et de la sensualité aux aguets… « Amoureux ! amoureux ! Le mot est candide ! Je ne sais pas si je suis amoureux ; tout ce que je sais, c’est qu’il y a là une sensation, et qu’il n’y en a pas tant dans ce monde, d’agréables surtout, pour qu’on les laisse échapper. »

Mais cette perversion du sens moral ne serait pas analysée jusqu’au bout, ni cet égoïsme n’atteindrait son parfait développement, si le type en restait là. Il y aurait encore quelque vaillance, ou, s’il vous plaît mieux, quelque singularité à se jeter à corps perdu dans le chemin de traverse, dans une flambée du cerveau, après la satiété du droit chemin. Mais la maîtresse, dont on l’a fait jaloux, n’était qu’une honnête femme ; les amants qu’on lui prêtait et qu’elle avouait, imaginations, fausses confidences. Alors, oh ! alors Prudhomme se ressaisit et triomphe, et c’est justice. C’est justice, en vérité, qu’il soit heureux, qu’il soit aimé, qu’il ait beaucoup d’argent, beaucoup d’enfants et que son égoïsme s’épanouisse, mûrisse, vieillisse, et glisse dans