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LE THÉATRE D’HIER.

sol (exercice que faisaient seuls les hommes, et pas tous encore). Savez-vous, disait-il, pourquoi Mlle de Latour-Lagneau passe si bravement et si facilement sur cette poutre, ce qu’aucune de vous n’ose faire ? C’est qu’elle ne regarde pas où elle met les pieds, elle ne regarde qu’où elle va. Il avait raison. Quand on veut arriver quelque part, il ne faut pas regarder sur quoi l’on marche, il faut marcher ; on en est quitte pour ôter ses bottines en arrivant. »


Et ceci même ne la trouble point ; elle en a l’usage, les yeux fermés. M. Taine soutenait jadis cette opinion, qui parut irrévérencieuse en son temps, que toute Parisienne est, au fond, un hussard[1]. Que pensa-t-il de Sylvanie, six ans après ?

Et que dire de la femme de Claude ? Qu’elle est une autre Sylvanie, et déjà l’étrangère, et qu’elle est peut-être le type le plus saisissant qui ait occupé la scène française depuis Tartufe. Bacchante, Messaline, insoumise, féroce, frivole, vénale, elle est tout cela, créature excessive en tout, et pourtant inachevée, puisqu’elle n’aimera jamais, quoi qu’elle fasse, fermée qu’elle est à la passion, et même au plaisir, malgré ses furieux transports de tête et ses prurits imaginaires. Plus en dehors que Sylvanie, plus chercheuse de sensations, elle se démène parmi les curiosités scélérates, moins déesse, mais polaire comme elle, avec une secrète rage au cœur contre cette glace du sang, qui est son désespoir, son mystère, et sa force. Elle donne la vie et la mort, à la hâte, et en souriant. L’autre ruine des princes, des comtes, des inutiles ; à celle-ci, belle d’une étrange et perverse beauté, il faut des débauches de triomphe, d’influence, de charme, de sorcellerie et d’envoûtement : elle s’en prend aux travailleurs, aux hommes de génie. Elle trouve une volupté acre et irritante à manier et broyer de la substance cérébrale. Elle commet et confesse la faute, pour la sensation inquiète du pardon, pour l’avide angoisse d’être insultée, foulée aux pieds, et reprise : délire énervé de fille

  1. Frédéric-Thomas Graindorge.