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LE THÉATRE D’HIER.

commencé. L’aventure, au fond, reste la même ; mais chacun collabore suivant son tour de tête et sa fantaisie. C’est le modèle des narrations dramatiques, — et syndiquées[1]. D’un art égal il sait faire passer la thèse ou le point de morale à débattre dans l’économie même de la pièce, tant y a que tous y participent et s’y intéressent selon leur humeur ou leur éducation. Témoin les discussions où intervient Giboyer. Et il enlève pareillement d’une main légère tous les morceaux de coquetterie ou de diplomatie, dont il est indispensable qu’aucun mot ne s’écarte, sous peine d’entraîner et de dévoyer l’ensemble. Rien de plus achevé, en ce genre, que la scène des Effrontés, dans laquelle Henri fait sa cour à la marquise. Rien de direct, tout oblique et parallèle ; l’allusion voile et décèle l’intention ; et pas un mot, pas un geste qui ne trahisse la complexion entreprenante d’un des partners et l’humeur un peu lasse et curieuse de l’autre. Aucune réplique ne s’en détache : tout n’y est qu’acheminement discret, et d’une logique très détournée. Quant à faire paraître sur le théâtre, à décrire par le menu et pourtant à grands traits les séductions du vice, les oscillations de la conscience, les capitulations de l’honneur, c’est le triomphe de l’écrivain dramatique, qui n’écrit point. Toutes les nuances dégradées y prennent leur valeur, y sont en leur vrai jour, sans empâtement ni recherche ; la scène est filée d’un art imperturbable : cela est uni et définitif.

De sorte que le style d’Émile Augier se pourrait définir d’un mot connu et légèrement modifié : l’ordre et le mouvement dramatiques qu’il a mis dans ses pensées. Il est proprement une désillusion pour les esprits un peu courts ou les goûts très modernisés, qui cherchent avant toute chose les mots à effet, les phrases vécues, les audaces faciles et qui déconcertent, — dont on dit

  1. Jean de Thommeray, iii, 1.