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LE DRAME D’ALEXANDRE DUMAS.

cher aucune importance. Mais personne n’a usé plus que lui de la douleur ou de l’horreur physique, non pas même Eschyle ni Sophocle. Personne surtout n’en a usé avec une violence plus concertée, ni plus vulgaire, personne, non pas même Dumas. C’est une nécessité d’équilibre compensateur dans cette œuvre, dont on nous dit qu’elle ne subit point de loi ; comme si la première et plus fatale contrainte n’était pas d’avoir prise sur le public, qui n’a pas de génie, et chez qui le sentiment fait fascine à l’intelligence. Or, je tiens que Shakespeare abuse sciemment de son art et de nos nerfs, lorsque, en dépit de toutes les raisons morales et historiques qu’on en pourra alléguer, Cornouailles arrache les deux yeux de Gloucester, et les écrase sous le pied en disant : « À terre, vile marmelade[1] ». Cela passe le symbole ; et l’auteur peint autrement, quand il lui plaît, la cruauté de ces mœurs et de ces hommes. Ce n’est pas la souffrance corporelle qui me blesse, mais le jeu qu’on en fait. Mais il fallait bouleverser le parterre debout, flacons en main, et qu’on ne lassait pas impunément. Et pareillement, il fallait le dérider après les essors d’imagination ou les efforts de réflexion philosophique. Le cynisme ordurier et brutal, l’excitation des sens, les plus viles clowneries sont une autre servitude de ce théâtre en liberté. Il serait pourtant temps, comme dit la chanson, qu’on cessât de s’extasier sur la bedaine de Falstaff, cet épais bouffon, dont la légendaire panse sert de quintaine à toutes les grossièretés de l’ivrognerie, à toutes les huées populacières. Je ne crains pas d’affirmer que si Shakespeare avait disposé d’un métier dramatique moins rudimentaire, les nécessités techniques, dont il eût accepté la loi, n’eussent pas étranglé, mais élagué son œuvre. Le nombre de

  1. Le roi Lear, III, sc. vii, p. 330.