Page:Parigot - Le Drame d’Alexandre Dumas, 1899.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
305
ANTONY.

ce que je te disais un jour en parlant du hasard qui nous avait rapprochés et auquel j’appliquais le mot de fatalité. « Comment, me dis-tu, vous appelleriez fatalité notre rencontre dans le monde ? » Eh bien, n’était-ce pas de la fatalité, si ce n’eût été du bonheur ? Et que serais-je devenu, si tu ne m’avais pas aimé ? Et ce n’est pas un amour doux, paisible que celui auquel, dès sa naissance, on applique le mot fatalité[1]. » Il se met au point. De cette phraséologie galante, que Firmin appelait « rabâchage », naîtra le lyrisme d’Antony[2]. Il s’échaufre à blanc ; il incite Mélanie, lui malin, à braver les préjugés du monde, un jour qu’il l’a espérée vainement et qu’elle fut sans doute empêchée par sa mère. « Huit heures et demie… Eh bien, quand je te parlais du monde et de ses lois, de ces misérables concessions à la société, qui se font toujours aux dépens du bonheur particulier, dis-moi, avais-je tort de la maudire et de regarder comme heureux l’homme qui pourrait s’en affranchir ? Dans une nation civilisée la liberté peut exister pour un peuple ; elle n’existe jamais pour les individus. On fait à tout ce qui nous entoure une foule de petites concessions, auxquelles le temps et l’habitude finissent par imposer le nom de devoir : et, alors qu’on s’en écarte, on est coupable. Certes, personne n’aime plus sa mère et ne la respecte plus que moi ; eh bien, je regarde comme un préjugé des nations l’amour et le

  1. Même lettre. Cf. Antony, II, sc. iii, iv et v, pp. 177-190. Antony dit (II, sc. v, p. 186) : « Les autres hommes dit moins, lorsqu’un événement brise leurs espérances, ils ont un frère, un père, une mère !… etc. » Alexandre écrit à Mélanie, 7 juillet 1830 (lettre déjà citée) : « … Je suis seul au monde : pas un parent sur qui je puisse m’appuyer pour lui demander un service ; quand je me manque à moi, tout manque non seulement à moi, mais à ma mère d’un côté et à mon fils de l’autre. Tout ce qui est bonheur pour un autre est peine pour moi
  2. Mes mémoires, t. VII, ch. clxxv, p. 180.