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LES CAPRICES DU CŒUR

Depuis trois jours ils avaient cessé complètement leurs études. Les Codes reposaient dans les rayons de la bibliothèque. C’était la meilleure tactique à prendre pour avoir le cerveau clair, net et lucide.

Dès le matin une foule assez considérable d’étudiants se pressaient aux abords de l’Université. Ils discutaient par petits groupes et supputaient à l’avance les questions qu’on poserait.

Puis vers neuf heures moins quelques minutes, ils s’engouffrèrent dans une salle et s’installèrent chacun à leur pupitre. Durant des heures et des heures on n’entendit que le bruit agaçant des plumes sur le papier. Ils avaient tous l’esprit tendu, comprenant qu’il y avait là une question importante pour eux et que leur avenir était en jeu. Le midi, quelques-uns sortirent découragés, déjà sûrs de l’insuccès. D’autres paraissaient contents.

L’après-midi la même séance continua. Puis ce furent les heures d’anxiété. Le résultat devait être affiché le lendemain avant l’examen oral.

Les heures lentes passèrent alors, chacun cherchant à tromper l’attente sans y réussir. Enfin vers quatre heures de l’après-midi, le secrétaire de la faculté vint épingler au mur, une affiche contenant le nom des heureux candidats. Cris de joie, soupirs, imprécations ! Les premières minutes furent remplies d’un tumulte ahurissant. Les nerfs se détendaient brusquement. Le doute avec tout ce qu’il y a d’atroce cessait enfin.

Pour plusieurs les portes de l’Avenir s’ouvraient toutes grandes. Depuis si longtemps qu’ils attendaient cette minute-là. Ils étaient avocats. Enfin.

Lucien Noël arrivait bon premier sur la liste. Mainville aussi était au nombre des nouveaux disciples de Thémis.

Les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre et Mainville pourtant peu communicatif envoya son chapeau en l’air.

— Lucien, cria-t-il, ça y est. Nous sommes avocats de ce soir. Réalises-tu tout ce que cela signifie… Tu n’as pas l’air bien enthousiasmé d’être arrivé le premier.

— Oui… seulement…

— Seulement quoi ?

— Je m’ennuie d’elle ! J’aurais voulu qu’elle soit là pour applaudir à mon triomphe.

— Encore ! Tu seras donc toujours un amoureux incorrigible.

— Toi ! ça ne te fait rien que ta « blonde » comme tu l’appelles, ne soit pas là.

— Je n’ai plus de blonde. J’ai rompu il y a deux semaines.

— Elle ou toi.

— C’est moi qui ai rompu. Je ne l’aimais pas.

— Ce que c’est que la vie. Elle t’aime, tu ne l’aimais pas. Moi j’aime Marcelle. Je crois qu’elle ne m’aime pas.

— Si elle ne t’aime pas, aimes-en une autre, le monde est grand… Allons sur la Terrasse. Ensuite nous irons à ma chambre mouiller nos succès… J’ai une bonne bouteille de cognac. Je l’ai achetée pour fêter notre succès ou noyer notre insuccès. Ça, c’est de la prévoyance.

Au bureau de télégraphe, ils envoyèrent la bonne nouvelle à leurs familles et continuèrent sur la Terrasse grossir le nombre des promeneurs.

Québec, c’est la Terrasse Dufferin ou plutôt la Terrasse Dufferin, c’est Québec.

Les soirs d’été toute la population s’y donne rendez-vous.

Illuminée à profusion, elle offre le coup d’œil le plus varié comme le plus charmeur. C’est l’endroit par excellence où les jeunes filles vont faire l’étalage de leurs toilettes. Et comme les jeunes filles de Québec sont réputées pour être jolies et élégantes… le spectacle ne manque pas d’y gagner en beauté. Un corps de musique militaire y joue chaque soir des sélections d’opéras ou bien quelques marches ou quelques valses langoureuses.

Les deux amis y circulèrent quelques instants puis allèrent à la chambre de Mainville passer ensemble leur dernière soirée d’étudiant. Demain c’est l’examen oral et ensuite… ensuite la vie active commence pour eux. Finis les beaux temps d’insouciance ! Finies les journées heureuses de l’Université. Demain c’est la réalité qui va les étreindre entre ses griffes. Demain c’est la lutte ardue pour l’existence. Avant de se rendre à sa chambre, rue Ste-Anne, Mainville arrêta au magasin de journaux s’acheter le « Soir » pour y lire les dernières nouvelles de Montréal.

Installés bien à leur aise, en manches de chemises, ils discutèrent autour d’une bouteille de cognac dont la liqueur luisait sous