Page:Paquin - Les caprices du coeur, 1927.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
LES CAPRICES DU CŒUR

peur d’être supplanté par un rival plus heureux, mais je suis jaloux par anticipation… au cas où cet autre me supplanterait. Je suis jaloux des possibilités. Quand je pense qu’un autre pourrait avoir la préférence sur moi, je vois rouge. Je suis exclusif en tout, même en amour.

— Ça ne t’empêche pas de suivre mon conseil.

— Lequel ?

— De t’en désintéresser ou plutôt de faire semblant de t’en désintéresser. Ne lui écris pas d’ici quelque temps. Si tu la vois, montre-toi un peu distant. Ne lui dis pas que tu l’aimes. Elle voudra alors te le faire dire que tu l’aimes…

— C’est ce que je vais essayer.

Cette conversation, dans un lieu aussi étranger à des dissertations sentimentales, dura bien une couple d’heures. Pris chacun dans l’engrenage d’un tel sujet, l’on oublia la cause de sa visite, l’autre d’en demander le motif.

Près de partir, Mainville manda à Noël, qu’il était chargé à la prochaine session d’interpeller le gouvernement au sujet d’un octroi probable pour un embranchement de chemin de fer, Senneterre-Montréal, que se proposait de construire Faubert sous peu, et que pour cela, il avait besoin du secours de Noël dont le journal, arme formidable, était d’un concours des plus efficace.


XIV


Suivant à la lettre, malgré qu’il lui en coûta, les conseils de Jacques Mainville, Lucien Noël fut infidèle à la promesse qu’il avait faite à Hortense de lui écrire tous les jours.

Les jours se passèrent sans qu’il envoya de ses nouvelles à Québec. Ce lui en était une souffrance ; et maintes fois, ne pouvant résister à la tentation qui s’offrait à lui, il griffonna des pages et des pages fiévreuses, où il contait l’amour immense qu’il portait au cœur et où il s’abandonnait à la magie d’évoquer les instants heureux du passé. Il relisait ses lettres, une fois, deux fois, trois fois, se grisant lui-même de ses sentiments. Mais il ne les envoyait pas. Il les déchirait et le soir, il recommençait. C’était toujours la même épître qu’une seule phrase aurait pu résumer : Je t’aime.

Son amour était devenu une espèce de maladie. Il en souffrait.

La vie lui paraissait à la fois ennuyeuse et belle.

L’Avenir nimbait la platitude des jours vécus sans elle de toute la poésie pleine de mystère de l’Inconnu. Mais le présent le faisait souffrir de tout le désir qui le rongeait de la revoir. Elle, c’était ses yeux, sa voix, sa bouche, le velouté de ses joues ; c’était sa taille, sa démarche : c’était ses intonations, ses phrases…

Il souffrait de n’être pas près d’elle. Il enviait le sort de ceux, tous ceux, qui demeuraient dans la même ville, qui respiraient le même air, qui pouvaient apercevoir d’un tournant de rue, l’ombre sur le trottoir de sa silhouette.

Dans son bureau, il s’enfermait des heures et des heures, sans rien faire, condamnant sa porte aux visiteurs, ne pensant même pas.

Il rêvait éveillé. Et toujours, c’était le même rêve qu’il caressait et qui le caressait. C’était un rêve tissé de bonheur.

Et tout à coup, il se levait, dans un besoin d’activité physique. Il faisait trois ou quatre fois le tour de la pièce, grillant cigarettes sur cigarettes. Puis il sonnait son assistant, et s’entretenait avec lui de projets formidables. Une ambition sans borne le dévorait. L’exemple de Faubert le stimulait. Il voulait établir à Montréal le plus gros atelier d’impression de la métropole. Il compilait les catalogues de machinerie ; il élaborait des plans.

Ensuite de quoi, il s’asseyait de nouveau à sa table et toutes ses facultés cérébrales tendues, écrivait ses articles, articles qui devaient attirer l’attention du public lettré et du gros public par l’inusité du ton et l’importance des questions qu’il débattait.

Il savait que chaque édition de l’Espoir parvenait à Québec dans une certaine maison, et que dans cette maison, il y avait une jeune fille qui le parcourait, s’arrêtait aux articles où la signature : Lucien Noël était au bas. Façon comme une autre de s’imposer à son esprit puisque durant ces minutes où elle le lisait, elle pensait avec son cerveau.

Ses affaires prospéraient, un peu malgré lui.

Noël n’avait rien de l’homme d’affaires. Si son entreprise avait réussi, cela dépendait pour la majeure partie de l’appât de