Page:Paquin - Les caprices du coeur, 1927.djvu/33

Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
LES CAPRICES DU CŒUR

pieds, ne connaissant aucune borne. Entreprises gigantesques n’étaient que jeux pour lui. On l’appelait le Napoléon de la Finance. Les anglais l’appelaient le « Devil », tant ses opérations de bourse étaient audacieuses et couronnées de succès.

À les côtoyer, Noël avait pris le goût de l’activité. Ce qu’il y avait de rêveur, en lui, cédait le pas au combatif. Et puis il appartenait à une génération affamée de succès. L’élément canadien-français pour se développer et grandir, avait besoin de compétences. Comme journaliste, il se devait aux siens. Conscient de ses talents, il considérait comme un devoir de les faire fructifier et d’en faire profiter la collectivité.

Lui aussi, il rêva de se créer un nom et de l’imposer.

Depuis son récent voyage à Québec, il était tout autre. Exubérant, gai, rempli d’audace, il ne doutait de rien.

Toujours cette phrase bourdonnait à son oreille : « Je vous aime ». Elle chantait comme une musique. Elle le berçait sans l’endormir. Au contraire elle le stimulait.

Il retrouva son bureau de la rue St-Denis, un peu changé ; depuis si longtemps qu’il ne s’y était pas installé définitivement. À cause des récents événements, il n’avait fait qu’y passer. Maintenant, il s’y installait, avec la volonté ferme, d’orienter, de ce bureau, les destinées intellectuelles de ses concitoyens.

Beaucoup de correspondance était en retard. Il y mit ordre. Ensuite il s’informa judicieusement de la tournure de ses affaires. L’Espoir tirait maintenant à 32, 000 exemplaires. C’était un résultat colossal. Le nombre des pages de douze au début, était porté à 36. Les annonceurs étaient choisis et payaient de hauts taux. Les revenus, chaque mois, encourageaient le directeur.

Après une conférence avec son rédacteur, le seul qui avec lui, partageait la lourde besogne de rendre ce périodique intéressant, et après avoir consulté son gérant, Lucien décida que dorénavant, il ferait un appel plus pressant à la collaboration étrangère, dans le but double, de rendre la lecture de l’Espoir plus attrayante et d’aider, dans une faible mesure, les travailleurs de la plume en leur offrant ce qui leur manque au pays, un débouché rémunérateur. Il payait la copie à raison de tant la page. C’était peu, comparé aux sommes fabuleuses que les magazines américains paient à leurs rédacteurs. C’était déjà un pas en avant dans l’aide à la production littéraire.

Le bureau de Noël était très vaste et meublé avec goût. Il n’avait rien de la froideur d’un bureau d’affaires. C’était plutôt un studio, un cabinet de travail. Les murs étaient tapissés de papier aux couleurs chaudes, où le rouge effacé se mêlait à son complément le vert. Sur terre, un tapis turc et au centre une table immense de noyer noir, encombrée de journaux, de papiers et de livres. Les fauteuils de cuir étaient confortables, moelleux. Tout un pan de mur était converti en bibliothèque. Dans les fenêtres, des rideaux. C’était un sanctuaire de la pensée. Bien des gens y avaient pénétré. Beaucoup avaient fait anti-chambre, des heures durant, avant d’avoir avec le directeur l’entrevue qu’ils désiraient. Lucien était une puissance. Il tenait en main une arme formidable : la plume, qui faisait rechercher ses bonnes grâces.

Il éprouva un véritable plaisir à prendre possession derechef de cette citadelle délaissée. Chaque coin lui en était familier. L’ensemble signifiait la réalisation d’un rêve longtemps caressé.

D’où vient qu’il n’est pas rassasié, qu’en lui, un besoin nouveau crée un désir inassouvi ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On frappe à la porte.

— Il y a quelqu’un pour vous ?

— Oui.

— C’est monsieur Mainville.

— Faites-le entrer.

Mainville, rajeuni, entra la figure épanouie.

— Bonjour Lucien. On ne t’a pas vu depuis les élections.

— J’ai été absent. À Québec.

Mainville se contenta de rire. Il prit un livre sur la table, un livre ouvert. Il regarda le titre.

— « Physiologie de l’amour moderne », par Paul Bourget. C’est toi qui lis cela.

— Oui. J’en ai feuilleté quelques pages avant-midi.

— Ah !