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LES CAPRICES DU CŒUR

soirée avaient rendu traître, et retournait à Marquette, absorbé dans le rêve qui le faisait frissonner.

Le jour de la votation arriva.

Dans Marquette, l’animation régna. Ce qu’il y avait de véhicules disponibles dans la ville fut mobilisé par l’un ou l’autre des candidats.

Chacun donnait le grand coup. Les autos et les voitures allaient, affairées, des comités aux polls.

Mainville, que rien n’énervait, conservait son calme habituel. On eut dit qu’un autre que lui était sur les rangs. Contraste frappant avec Noël. Nerveux, agité, il ne demeurait pas en place. Toute la journée, il se rongea les ongles, trouvant les minutes longues comme des heures. Sans répit, il fit la tournée des polls s’enquérant du nombre de voteurs.

À 6 heures les bureaux fermèrent.

La foule envahit les comités. Elle attendait le résultat. Peu après la fermeture, les premiers rapports commencèrent d’arriver.

Ils étaient tous favorables à Mainville.

La majorité grossissait toujours.

À huit heures, il était sûr de la victoire, victoire éclatante, concluante.

La foule le réclamait.

Des cris partaient :

— Un discours ! Un discours !

Une acclamation le salua quand il pénétra sur l’estrade improvisée. Il remercia ses électeurs, et vit, dans le succès de ce soir, la conséquence des principes politiques qu’il avait adoptés, principes d’indépendance vis-à-vis des partis au pouvoir, principes de protection du patrimoine national, envers et contre tous.

Quand il eut fini de parler, on cria :

— Noël ! Noël !

Celui-ci était ému, et sa voix tremblait quand il parla. Il était heureux du résultat et d’autant plus heureux qu’il y avait contribué et qu’une part lui en revenait à lui-même.


XI



« Mon cher Lucien,

« Je viens d’apprendre avec un plaisir que moi seule évalue à sa valeur, votre nouvelle victoire. J’en suis fière pour vous et m’enorgueillis puisque vous me comptez au nombre de vos meilleures amies. Ne suis-je pas d’ailleurs votre meilleure amie ? C’est vous-même qui m’avez gratifiée de ce nom.

« Quand vous viendrez à Québec, souvenez-vous qu’il y a une personne qui pense toujours à vous et qui sera des plus heureuses de vous revoir.

« Saluez votre sœur de ma part, etc…

Hortense. »

Cette lettre à l’écriture carrée, autoritaire et flexible, fit battre violemment le cœur du journaliste. Il la reçut le lendemain même de la votation à son arrivée à Montréal.

Son journal prenait de l’expansion chaque jour, devenait une puissance de plus en plus formidable. Ses intérêts dans la Compagnie Canadienne de Pâte à Papier, la compagnie dont Faubert était l’âme dirigeante, lui faisait escompter pour l’avenir, grâce au progrès incroyable de l’entreprise de son ami, une petite aisance.

Il aimait une jolie fille et avait des raisons de croire à la réciproque.

De la blessure ancienne, rien ne subsistait, pas même le souvenir affaibli.

C’est ce à quoi il songeait ce soir, enfermé seul dans son cabinet de travail, pendant que Germaine, sa sœur, jouait, dans la pièce voisine, une sonate de Mozart. Les notes lui arrivaient au travers des murailles, moins nettes, plus veloutées, plus lointaines.

Il grillait une cigarette et laissait son imagination vagabonder dans les plaines de l’avenir.

Véritablement il était un homme heureux.

Autour de lui, l’atmosphère de la maison paternelle l’enveloppait de bien-être. Et pourtant, cela ne lui suffisait pas. Il y avait un vide dans son cœur. Il lui peinait de garder pour lui, pour lui seul, ses dispositions heureuses ; il aurait voulu qu’une autre personne puisse partager son bonheur, et, en le partageant, le centupler.

Il prit un livre qui traînait sur sa table, un roman canadien d’un de ses amis, reçu au journal ce matin même et qu’il avait apporté chez lui pour le feuilleter. Il voulut s’absorber dans sa lecture. Ce fut inutile. Il en lu quelques pages, mais des yeux seulement. Il fut étonné de se rendre compte qu’il ne savait même plus ce qu’il avait lu. Il posa le livre sur la table,