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LES CAPRICES DU CŒUR

tagne » enfoncé jusqu’aux oreilles, le col du manteau relevé, Lucien s’abandonnait tout entier au plaisir de se sentir glisser sur la route, pendant que la sonnerie des grelots berçait ses oreilles de son rythme uniforme et gai.

Chaque côté de lui, le spectacle valait qu’on s’y arrête. Des maisons écrasées dans la neige, semblaient abriter entre leurs murailles de pierre, toute la vie de plusieurs générations d’habitants qui, à force de travail, avaient fait de ce coin de terre, un paradis en miniature. Sur les versants, poudrés de blanc, les pommiers ployaient. La montagne les entourait, les cernait de toutes parts. Le chemin avec sa double rangée de clôture y montait à l’assaut. Sur les sommets, l’étendue vaste, accidentée, poétique, mystérieuse, s’offrait à l’œil qui ne la pouvait embrasser tout entière.

Et le soleil qui était d’argent, s’ingéniait à parer cette nature de tout son brillant.

Lucien arrêtait à chaque maison. Il causait avec l’homme et quand il était absent, avec les créatures, des qualités morales de Mainville et en peu de mots, leur expliquait la situation, leur indiquant où se trouvait le devoir de l’heure. Il mettait, dans ces quelques mots, tant de conviction, que ses adversaires n’osaient trop l’interrompre, et se contentait de branler la tête.

Noël était convaincu d’avoir le droit de son côté.

Il n’appuyait pas Mainville seulement parce qu’il était son ami personnel, mais aussi parce que la politique qu’il représentait, signifiait une administration plus efficace des deniers publics, un gouvernement plus honnête, et la punition d’un gaspillage éhonté de nos forces les plus vives.

Le flacon sur la table, il traitait son interlocuteur, largement, redoublant la dose si c’était nécessaire, se contentant pour lui d’une seule « larme ».

Dans ses promenades quotidiennes, ivre de grand air, l’esprit légèrement engourdi par les nombreuses libations qu’il devait prendre, il évoquait le souvenir d’Hortense. Il demeurait des heures sans parler, les yeux clos, à revoir le profil pur de la femme aimée. Il était heureux d’aimer. Se croyant aimé, il s’abandonnait tout entier à des rêves fous, des rêves d’un bonheur si grand, qu’il lui semblait irréel.

Il avait fallu ce séjour un peu prolongé dans la vieille Capitale, pour qu’enfin, il s’ouvrit les yeux, et se rendit compte d’un sentiment ancré solidement en lui-même, depuis longtemps, depuis les premiers temps qu’il connut Hortense. Une fois il songea à Marcelle et cela le fit rire. Il la compara avec Hortense et, à ses yeux, elle apparut dépouillée de tout le charme dont autrefois son imagination la parait. Il se trouva fou d’y avoir pensé si longtemps. Il se trouva même ridicule d’avoir voulu se priver volontairement, de toute la douceur, et de toute la griserie et de toute la volupté d’aimer et d’être aimé, parce que, dans sa vie, une jeune fille passa, qui le trompa indignement. Non, Marcelle ne représentait pas son idéal. Maintenant, il la voyait telle qu’elle était ; dépoétisée. Il en vint même à plaindre sérieusement le sort de son rival heureux. Il lui parut digne de sympathie. Comme, avec le temps, et vu sous des angles différents, nous apprécions, événements, êtres et choses sous des jours dissemblables.

Le soir dans les écoles, il tenait des assemblées. La foule se massait autour du gradin de la maîtresse, qui servait d’estrade. Fumant leur pipe, les auditeurs ne perdaient aucune parole. Ils écoutaient religieusement l’orateur, buvant pour ainsi dire, chacun de ses mots. Quand ils étaient de retour chez eux, ils discutaient ses idées, les commentaient, les apprêtaient à leur façon et il s’ensuivait des disputes entre gens de partis différents, de gros mots, voir d’insultes. L’élection terminée, la paix renaissait et l’on oubliait dans le voisin l’ennemi de la veille.

Dans les rangs éloignés, la propagande se faisait dans des veillées. Lucien choisissait pour cela la demeure d’un chef reconnu. Il lui donnait quelques piastres en dédommagement, lui fournissait quelques gallons de whisky. Le soir, tout le voisinage se réunissait. Les traites se suivaient. Mis en verve, chacun y allait de son numéro. L’un dansait une gigue, l’autre chantait… pendant que des groupes où circulait Noël se formaient à chaque coin de la pièce. Lorsque l’enthousiasme atteignait le niveau nécessaire, et avant qu’ils ne deviennent trop tapageurs, Lucien débitait son boniment. Il refaisait le tour des personnes présentes, leur serrait la main, se versait à lui-même une double rasade pour se prémunir contre le froid de la nuit, que la chaleur et l’animation de la