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LES CAPRICES DU CŒUR

— Ce n’est pas une femme pour toi, Lucien. Elle ne saura pas te comprendre.

— Je m’en moque. Je l’aime. C’est tout.

— Tu es trop impulsif. Réfléchis. Tu ne seras pas heureux avec elle. Ce n’est pas le genre d’épouse qu’il te faut.

— Je t’ai dit que je l’aimais.

— T’aime-t-elle ?

— Je le crois. En tout cas, elle m’aimera.

Le soir, il veilla avec Jacques Mainville à sa garçonnière.

Deux jours après, ayant mis ordre à leurs affaires, ils montèrent tous deux à bord du train qui les conduisit à Marquette.

À Mainville, il ne raconta pas dans ses détails, les péripéties de ce séjour à Québec, malgré l’envie qu’il en avait. Il craignait ses sarcasmes et ses reproches et aussi d’être traité d’exalté.


X


Marquette est une jolie petite ville de 10,000 âmes, sise sur le contrefort des Laurentides. Une rivière tumultueuse la traverse, qui fournit l’énergie nécessaire aux entreprises qui y font vivre la population. C’est la ville natale de Mainville. On peut lire ce nom à plusieurs endroits sur les affiches à la devanture des boutiques et des magasins. C’est là que vit son vieux père, un rentier, ancien marchand qui s’est retiré des affaires après fortune faite.

La campagne, dans les alentours, est accidentée. Presque à tous les quatre ou cinq milles des villages se dressent sur les hauteurs, dominant les pentes douces, couvertes de vergers, qui, le printemps, offrent leurs fleurs en hommage au soleil, et l’automne, leurs fruits murs dorés et rouges.

L’hiver, l’aspect n’en est pas moins imposant. Le soleil se jouant sur la neige y obtient des couleurs variées. Les massifs de pins et d’épinettes, çà et là, font des taches sombres, dans ce blanc, parfois bleues, parfois vertes, parfois violettes, parfois mauves.

Ce fut par une belle journée de soleil que l’avocat et son ami descendirent sur le quai de la gare.

Louis Mainville, père, était là avec sa carriole. Ils se retirèrent chez lui, prirent un copieux souper, l’appétit aiguisé au préalable, par un verre « d’étoffe du pays » bu à la santé du succès futur. Le soir, les notables de l’endroit, les chefs politiques, les « boss » comme on les appelait, veillèrent avec le candidat, discutant des préparatifs de la lutte et de la stratégie à adopter pour s’acheminer vers la victoire.

Le lendemain soir, dans un immense magasin vide converti en salle de comité, le premier coup de la campagne fut tiré. Elle s’annonçait sous des auspices favorables. L’enthousiasme débordait. Quand « le tombeur de ministère » se leva, il reçut une ovation. Lucien n’était pas ce qu’on peut appeler un orateur né. Il n’avait pas le souffle, ni l’aplomb de Mainville, mais par contre, il possédait un sens très aigu du ridicule, il savait faire rire, et aussi, à l’occasion, s’emporter. Il atteignait parfois jusqu’aux sommets.

Pressés de toutes parts, Mainville et lui durent prodiguer d’innombrables poignées de mains, et forces paroles aimables.

Pendant que le candidat s’occupa, avec son organisateur en chef à faire fonctionner la « machine électorale », Lucien Noël, s’enferma dans une chambre et prépara son travail pour les deux semaines qui précédaient la votation.

Il avait une dizaine de villages à parcourir. Il s’arrangea de façon à se trouver chaque soir à Marquette.

Une élection à la campagne ne se fait pas sans boisson. C’est une coutume bête introduite, de temps immémorial, et que le candidat qui veut réussir, doit suivre bon gré, mal gré.

Lucien trouva donc un homme solide, qu’il nomma le dispensateur de grâces. Cet homme, qui, en apparence n’avait rien à faire avec la présente campagne, se contentait de garder chez lui, les provisions, la « gazoline » comme on disait. Il en disposait judicieusement dans les comités et chez certains amis à l’insu du candidat.

Une température idéale contribua à rendre plus attrayants les moments de la lutte. Les longues distances à parcourir dans des chemins montants, et descendants, en carriole, dont les patins crissaient sur la neige durcie, devinrent, au lieu d’une corvée, un véritable plaisir.

Chaque midi, après dîner, Lucien partait avec son cocher, le père Lafrance, un ancien encanteur, qui connaissait par leurs petits noms, tous les votants du comté.

Enveloppé dans de chaudes « robes de buffalo », la tuque de laine, le « passe mon-