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LES CAPRICES DU CŒUR

Dans le train, Lucien songea tout le temps à cet incident. Il ne le regretta pas. Son cœur fait pour aimer, et qu’il avait trop comprimé, venait d’éclater. Il y eut bien un sursaut de protestation, mais pour la forme. Il était fier que ce fut arrivé comme cela. Il s’ignorait lui-même quand il méprisait l’amour.

Il se rendait un mauvais service. Depuis qu’il l’avait aperçue pour la première fois, à Montréal, dans le boudoir de sa sœur, il avait éprouvé pour Hortense Lambert, un sentiment mystique qui lui parut impossible à nourrir ; cela ne se pouvait pas qu’il aime à nouveau. Il se l’était défendu. C’était une impossibilité. Il agissait en conséquence.

Maintenant, ses yeux se distillaient. Il voyait la vie en face. La vie lui parut bonne à vivre.

Pendant que le train filait, son esprit s’engourdissait. Il faisait des rêves, souriant béatement, la nuque appuyée sur le dossier de son fauteuil.

Parfois, il se disait : « Elle ne t’aime pas. Tu vois bien qu’elle ne t’invitait chez elle que parce que tu étais seul dans Québec et pour te rendre l’hospitalité qu’on lui donna chez toi. » Il éprouva avec acuité la sensation de ses lèvres sur les siennes. Elles étaient brûlantes. Elle l’aimait. « Et puis, si elle ne l’aimait pas, lui aurait-elle fait elle-même toutes ces avances. Peut-être n’éprouvait-elle pas pour lui, l’Amour unique, le grand Amour, qu’on n’éprouve qu’une fois dans sa vie, qui balaye tous les autres sentiments, remplit le cœur, et lui commande tyranniquement. « Peut-être ». Mais ce grand amour, il le ferait naître en elle. Il lui communiquerait le sien ; il travaillerait à lui inculper la même puissance d’affection.

Et, Lucien Noël continuait à vivre dans un rêve, un rêve qui se teintait des couleurs les plus claires, un rêve chatoyant, un rêve somptueux qui le berça éveillé et lui fit paraître courtes, tant il était absorbé, les heures de trajet.

À son arrivée à Montréal, il reçut un téléphone de Faubert, qui le mandait à son bureau.

Le financier était heureux. Les affaires prospéraient. Il venait, par un coup de force, de briser une émeute que ses adversaires avaient suscitée au lac Chabogawa. Avec un sourire épanoui, il tendit à son ami une main cordiale.

— Bonjour, Noël. Tu as fait de la bonne besogne à Québec.

— C’est toi qui m’avais mis sur la piste.

— Tu sais que je finance l’élection de Mainville.

— Il m’a annoncé en effet, qu’il briguait les suffrages dans Marquette. Je crois qu’il a de grosses chances d’être élu.

— J’en suis certain. Tu vas partir dans quelques jours avec lui. Tu acceptes.

— Certainement.

— Moi, je ne m’occupe pas de la lutte, du moins en apparence. Tu me comprends ?

— Oui.

— J’ai une dizaine de candidats que j’appuie et qui m’ont promis une fois élus, leur plein et entier concours. J’ai besoin d’avoir des amis à Québec pour mon projet de chemin de fer.

— Lequel ? Amos-Chabogama ?

— Non. Un autre. Je t’en reparlerai plus tard. Voici ce que je voulais te proposer. Mainville a assez à faire à s’occuper d’organiser la ville de Marquette. Je veux que tu prennes charge des alentours.

— Entendu.

— Tu passeras à la caisse tantôt pour avoir des « munitions ».

— Je te remercie. Je vais financer moi-même.

— Je ne veux pas.

— À ton gré…

— Comment va le journal ?

— Très bien. Nos agents ont recueilli mille nouveaux abonnés dans Québec.

— Publie donc une édition spécialement pour Marquette.

— C’est ce que je me proposais de faire. Je te laisse. Il faut que j’aille au bureau où je ne me suis pas montré depuis plus de trois semaines.

Lucien retourna à son bureau, dépouilla sa correspondance qui déjà était en retard, donna ses ordres, et alla retrouver sa famille qu’il n’avait pas vue depuis assez longtemps.

Après souper, il attira sa sœur à lui, et lui fit part de ses projets futurs. Elle en fut désolée comme d’une catastrophe.

— As-tu réfléchi ?

— Oui, bien réfléchi. D’ailleurs il fallait que cela soit. J’ai été aveugle longtemps et je remercie la minute où, subitement, je me suis ouvert les yeux.