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LES CAPRICES DU CŒUR

La tribune des journalistes, à chaque séance, était remplie de scribes qui épiaient, chez les députés de l’un ou de l’autre parti, chacune de leurs paroles, pour les commenter favorablement ou défavorablement selon la couleur des journaux où ils étaient attachés.

Noël s’était rendu dans la Capitale pour suivre de plus près les faits et gestes des mandataires du peuple.

Il logeait au Château.

Cela lui permettait de mieux saisir certaines menées.

Son expérience de reporter lui faisait flairer l’homme aux tuyaux, et, quand il l’avait déniché, il lui faisait avouer habilement, et avec un doigté, que seuls les gens du métier, et qui ont la bosse du journalisme, possèdent, les intentions de ses meilleurs amis.

« L’Espoir » paraissait bi-hebdomadairement : le mercredi et le dimanche. Une page entière était consacrée à la politique provinciale.

Son opinion servait de critérium.

Noël, lui-même, faisait le compte-rendu des séances, compte-rendu personnel, impressionniste, et intéressant comme une page, de Daudet. Pour lui, comme pour Daudet, une idée se résumait dans un homme. C’est pour cette raison, que souventes fois, il démolissait l’homme, en le descendant du piédestal où la bêtise populaire l’avait élevé. Combien de réputations surfaites n’avait-il pas rabaissées à leur juste niveau. Il en voulait surtout aux nullités confiantes. Rien ne le choquait autant que le succès des imbéciles.

Depuis quelques jours, l’intérêt languissait, l’Opposition fatiguée par l’attaque des débuts, se reposait. Le budget, après avoir subi quelques rognures, venait enfin d’être adopté. Quelques bills privés, des questions de routine… les députés s’absentaient, les journalistes musaient. Pas tous. Un veillait. Il entassait munitions sur munitions pour le grand bombardement.

Il croyait à sa mission. Il se croyait le devoir au même titre que les députés, de veiller sur le sort de la nation. La lecture de Cicéron, l’étude de l’histoire de Rome, qui l’avaient passionné durant son temps de collège inculquèrent en son âme des sentiments avoués de civisme. Il considérait comme un crime de ne pas contribuer, quand il le pouvait, à la bonne gouverne de la Chose Publique.

Son flair l’avait mis sur la piste d’un scandale. Dernièrement, sans trop le vouloir, il avait soulevé le couvercle d’un pot de vin, dont les odeurs étaient plutôt nauséabondes. Son article sur l’« Abandon du Patrimoine aux Étrangers » ne mentionnait que la moitié des agiotages qui, dans la coulisse, se tramaient.

Il venait de mettre la main sur toute une correspondance échangée entre un ministre et le président d’une compagnie américaine concernant l’octroi d’un pouvoir d’eau. Il avait appris, peu après, qu’un autre pouvoir d’eau, vendu pour une somme ridicule à une compagnie anonyme, venait d’être revendu à un prix fabuleux. Or, cette compagnie anonyme n’était formée que des ministériels, qui, en l’occurrence, s’étaient servis de prête-noms.

On spoliait la Province ; on livrait ses richesses.

Il fit venir le chef d’Opposition à sa chambre, et lui confia ces documents.

Le lendemain même, son journal paraissait, dévoilant par leurs noms, les concessionnaires.

L’émoi fut grand dans la province, surtout dans Québec.

À la séance qui suivit la publication de ces faits, la galerie était comble de spectateurs. Tous les députés de l’opposition étaient à leurs sièges.

Leur chef, Armand Gingras, devait frapper le grand coup, celui dont dépendrait le sort de son parti.

Accoudé à la balustrade, Noël, du haut de la tribune, observait les figures des ministériels, « Leurs Figures », se disait-il à lui-même, en se remémorant le titre d’un livre de Barrès. Ses petits yeux noirs clignaient malicieusement.

Le premier ministre était nerveux. Son teint était jaune, d’un jaune près du vert, comme l’olive. Il s’entretenait fébrilement avec son principal lieutenant, l’honorable Janvier Tremblay, le ministre des Terres et Forêts.

Confusément, il sentait qu’un tournant de son histoire politique se dressait devant lui, et que, de la discussion qui déjà s’amorçait, dépendrait son sort et celui des siens.

Lorsqu’Armand Gingras se leva pour