Page:Paquin - Les caprices du coeur, 1927.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
LES CAPRICES DU CŒUR

la porte crasseuse où une note épinglée portait ce mot, en caractère gras :

RÉDACTION

La salle était vide.

Les pupitres alignés avec les pots à colles, les clavigraphes et les découpures des journaux du matin attendaient leurs occupants.

Arrivé avant les autres, le city editor, un petit homme trapu, à la figure chafouine, armé d’une longue paire de ciseaux parcourait le « Jour » et le « Chronicle » les deux quotidiens du matin.

— Vous êtes le chef des nouvelles ?

— Oui.

— Le directeur m’a dit de m’adresser à vous.

— C’est vous le nouveau reporter. Quel service avez-vous déjà fait ?

— Je n’ai jamais fait de journalisme actif.

Le city editor, Henri Roland, lui désigna un pupitre. Il alla quérir sur diverses tables, quelques découpures, là où elles étaient les plus abondantes.

— Résumez-moi ces nouvelles en quelques lignes, une dizaine tout au plus. En attendant que je vous trouve un service définitif, vous ferez les spéciaux.

Il alla à son bureau, prit un gros cahier, une sorte d’agenda, et écrivit :

— Votre nom ?

— Lucien Noël.

— Votre adresse ?

— Rue St-Hubert, No

— Avez-vous le téléphone ?

— Oui. Est…

— C’est bien. Faites ce que je vous ai demandé. Vous irez probablement faire le tour des modistes et des chapeliers ce matin.

Chacun leur tour, les reporters commencèrent d’arriver. La salle de rédaction changea d’aspect. Elle devint une fourmilière bruyante d’activité où le bruit des machines à écrire, se mêlait, énervant, au bruit du télégraphe, et que dominait, de temps à autre cet appel strident : « Garçon ». Dans l’atelier de la composition, les linotypes faisaient comme un grondement sourd. Vers neuf heures, un jeune homme sec, au crâne clairsemé de cheveux, à la moustache fine et peu fournie, à la bouche qu’un râtelier empêchait d’être édentée, fit son apparition dans la salle.

Il jeta un coup d’œil sur les pupitres, pénétra dans le compartiment du « city editor » et se retira peu après dans un bureau à part qu’on lui avait installé à l’extrémité de la salle et d’où, par les vitres des divisions, il pouvait surveiller le personnel.

Lucien Noël, en l’examinant, en reçut une impression plutôt défavorable. Dans ces yeux de poisson mort, il crut voir beaucoup d’astuce. La démarche même n’était pas assurée : elle ondoyait. Cet individu devait être dangereux, non pas à cause de sa valeur personnelle qu’il devina nulle, mais à cause d’un talent d’intrigue que toute la personne trahissait.

— Qui est-ce ? demanda-t-il à son voisin de travail.

— C’est Jean-Louis Leduc, le gérant de la rédaction.

— A-t-il de la valeur ?

— Aucunement. Il sait flatter le patron. C’est comme cela qu’il est arrivé.

— Êtes-vous en vacances, Guérin ? fit la voix de fausset de Leduc. Vous dérangez tout le monde.

L’interpellé pencha le nez sur sa copie et s’y absorba sans mot dire.

Le gérant fit signe à Noël de passer à son bureau.

— Avez-vous l’intention de demeurer longtemps avec nous ? lui dit-il.

Lucien Noël grommela quelque chose entre ses dents. Dès ce moment il jura une haine à Leduc, pour avoir profité d’une circonstance aussi banalement insignifiante dans le but unique d’humilier un confrère.

— J’aime mieux vous avertir dès les débuts qu’ici, l’on ne flâne pas, l’on travaille.

Vers dix heures moins le quart, les reporters quittèrent le journal pour la chasse aux nouvelles.

Ils allèrent chacun de leur côté, qui aux bureaux de la police et dans les cours de magistrats, qui à l’Hôtel de Ville, qui au Palais de Justice.

— Noël, appela Roland… Vous irez, rue Ste-Catherine, interviewer les tailleurs et les chapeliers sur la mode de cet été, ses tendances, et ses lignes caractéristiques. Soyez de retour pour midi au plus tard.

Noël prit son chapeau et sortit.

Il flâna quelque peu avant de s’orienter. Puis il fit une visite aux grands magasins