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LES CAPRICES DU CŒUR

journal à sensation, où chaque jour à la joie des commères, s’étalaient les récits les plus fantaisistes d’assassinats, de viols, de vols, de tout, agrémentés à profusion des photographies les plus diverses.

Les deux amis se quittèrent.

Noël s’engagea dans la bâtisse, prit l’ascenseur, et se fit conduire au bureau du directeur.

Celui-ci, un petit homme corpulent, dont la tête semblait rivée dans les épaules, dépouillait son courrier, assis devant une immense table d’acajou.

En voyant entrer le visiteur, il ne se dérangea même pas et lui dit d’un ton rogne :

— Qu’est-ce qu’il y a pour vous ?

— J’ai entendu dire que vous aviez besoin de quelqu’un à la rédaction.

— Avez-vous de l’expérience ?

— Un peu.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je suis avocat.

— Vous êtes avocat ? Connaissez-vous l’anglais ?

— Je connais surtout le français. Je crois que pour travailler dans un journal français, c’est ce qu’il y a de plus nécessaire.

— C’est ce qui vous trompe, mon ami. Toutes nos dépêches arrivent en anglais.

— Je connais suffisamment cette langue pour traduire vos dépêches en bon français.

— Quel salaire exigez-vous ?

— Une quarantaine de piastres par semaine.

Le directeur pour toute réponse, eut un rire discret, et haussa les épaules.

— Tout ce que je puis vous offrir, c’est vingt dollars pour commencer.

Noël se mordit la lèvre inférieure.

— Vingt dollars ! C’est à peine ce que gagne un journalier.

— Je n’ai pas à discuter avec vous. C’est tout ce que je puis payer. C’est à prendre ou à laisser. Si vous acceptez, vous irez voir Roland, le city editor, demain matin à sept heures et demie, et vous commencerez à travailler immédiatement.

Noël hésita quelques secondes. Enfin, n’ayant pas le choix des moyens :

— J’accepte à ces conditions, mais pour un temps seulement.

— Vous vous rendrez demain matin à la salle de rédaction et, si vous nous donnez satisfaction, j’augmenterai votre salaire plus tard.


III


Le lendemain matin, Lucien Noël se leva très à bonne heure, une heure trop tôt. Il avait mal dormi. L’inconnu de sa nouvelle profession l’avait hanté. Il fit sa toilette, prépara son déjeuner d’une tasse de café et de quelques rôties, et pour tromper l’attente où il était de commencer sa besogne, erra par les rues. À cette heure matinale, elles étaient presque désertes. Les ouvriers étaient déjà au travail et les employés de bureaux comme les commis de magasins avaient encore une heure devant eux avant de se rendre à l’ouvrage. On rencontrait de ci, de là, quelques noceurs attardés ; joueurs de cartes, voyageurs de Cythère, qui, le visage fripé, regagnaient leurs pénates.

Devant les cafétérias de la rue Sainte-Catherine, des voitures à pain séjournaient pendant que les livreurs absorbaient leur déjeuner.

Lucien entra à l’église Notre-Dame de Lourdes faire une courte prière. Il y entre un peu par dévotion, un peu pour tuer le temps. Cela lui rappela son séjour à l’Université, et il le regretta comme du temps perdu.

Quand il sortit l’horloge dans la vitrine d’un bijoutier, marquait sept heures et dix. Il en conclut qu’il était l’heure de s’acheminer vers le journal.

Dans le couloir du « Soir », le préposé à l’ascenseur, toujours calme, et que rien n’impressionnait, par l’habitude qu’il avait de voir tant d’activité surfaite, attendait, en grillant une cigarette, que le personnel de l’établissement envahisse son véhicule.

Lucien pénétra dans l’ascenseur.

Le préposé le regarda :

— Quel étage ?

— Je ne sais pas. À la rédaction.

Les lourdes portes dépliantes se refermèrent et l’ascension commença.

Une — deux — trois — quatre étages.

— C’est ici. Première porte devant vous.

Le nouveau venu jeta un coup d’œil dans l’atelier de la composition où quelques typographes distribuaient dans les cases, le caractère encore debout des formes de la veille, et d’un geste sec, ouvrit