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Joyeux ». Le reste de la soirée s’écoulait en discussion ou tous les sujets passaient, même les plus réfractaires. L’on causait littérature, finance, psychologie tout en grillant force cigarettes et force cigares. Un goûter simple, traditionnel : la tasse de café et la tranche de gâteau dont Yvonne se vantait d’être l’auteur, terminait inévitablement ces soirées intimes, presque hebdomadaires.

Paul Chantal était fonctionnaire du gouvernement. Il occupait une importante situation dans le département du secrétaire provincial. Cette vie réglée, peut-être un peu monotone, convenait à ses goûts qui étaient ceux d’un dilettante. Une fois ses affaires de bureau expédiées, il n’avait à s’occuper de rien, ni à se tracasser le cerveau avec quoi que ce soit. Il s’adonnait à la littérature, était un liseur passionné, et avait même, vers la vingtième année, comme tout bon jeune homme qui se respecte, composé quelques poésies publiées dans les journaux du temps. Ces poésies sentimentales pour la plupart étaient dédiées à une beauté blonde, oubliée depuis, mariée et bonne mère de famille. Il souriait en les relisant et les qualifiaient de la classique appellation de « Péchés de Jeunesse ».

C’était un être expansif, qui contrastait avec Julien, seul, et qui gardait pour lui ses impressions. Il était naïf, un peu enfant, doué d’une sensibilité exquise et d’un cœur d’or.

Ce n’est qu’avec lui que Daury s’épanchait un peu. L’optimisme de Chantal combattait son pessimisme et quand il avait passé quelques heures en sa compagnie il voyait la vie moins en noir.


Le jeune ménage offrit à l’orphelin les sympathies d’usage. Elles se résumèrent dans une simple poignée de main.

Yvonne ajouta :

— Soyez courageux. Je prierai bien pour lui et pour vous.

— Je serai courageux. Ma crise est passée. J’ai bu toute l’amertume possible. Je ne puis plus souffrir.

Tous trois s’agenouillèrent, récitèrent ensemble à haute voix — ils étaient seuls maintenant — quelques prières pour le repos de l’âme du défunt et allèrent s’installer dans les pièces privées de l’arrière.

Ils restèrent longtemps sans parler ; ils se comprenaient. Une espèce de communication psychique était établie entre eux, qui faisait que les réponses parvenaient aux questions sans avoir besoin d’être formulées. Les yeux brillants de fièvre, Julien, tantôt, s’absorbait dans une vision d’horreur, mais vite, on le sentait au plissement volontaire de ses narines, il la chassait pour recouvrer son impassibilité habituelle.

— Si tu veux te reposer, nous veillerons, dit Chantal.

— Merci. Pas ce soir. Je dormirai mieux demain dans la journée… J’ai vécu trop d’émotions aujourd’hui pour que je puisse un instant fermer l’œil.

— Mais tu vas t’épuiser.

— Ne crains rien pour moi. J’ai plus de résistance que tu ne crois…

Tout à coup, par un besoin de confidences dont il n’était pas maître, il demanda :

— Savais-tu que mon père était devenu amoureux sur les derniers temps ?

— C’est une maladie qui s’attrape à tout âge. Je crois même que plus on vieillit, plus elle est violente… Et de qui ?

— Je ne l’ai jamais su… Je n’ai pas osé le questionner. Je sais qu’il allait le soir chez certaine personne… Je sais qu’il recevait des lettres souvent qui n’étaient pas des lettres d’affaires. C’était toujours les mêmes enveloppes couleur saumon, avec une écriture carrée, pas très nette.

— Est-ce qu’elle l’aimait ?

— Pas les derniers temps. Vous prendriez quelque chose ? Il est près d’une heure et demie. Tante Marie, cria-t-il, voulez-vous nous préparer un petit réveillon ?

Par délicatesse et pour ne pas gêner les deux amis dans les propos qu’ils tenaient, propos que son intuition rattachait à la catastrophe du matin, Yvonne s’offrit à aider Tante Marie.

Les deux hommes acquiescèrent. Ils voulaient être seuls.

— Elle l’a aimé, du moins lui a fait croire qu’elle l’aimait… Un soir papa en rentrant vint me trouver à ma chambre. Il semblait rajeuni, exubérant, plein d’une vitalité juvénile. Il mit ses deux mains sur mes épaules, et me regardant dans les yeux avec une expression de joie, il me dit : « Julien, je vis depuis quelques semaines les plus belles heures de ma vie ». Je n’insistai pas. Je sentais, je savais qu’il avait une femme dans sa vie. Sa démarche n’était pas la même, sa voix avait quelque