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— Mon pauvre Monsieur Daury, lui dit-il enfin.

Il assit le jeune homme dans un fauteuil.

Les larmes maintenant ne coulaient plus. Julien fixait le plancher, stupide, hébété.

Pourtant ! oui pourtant il était plein de vie ce midi.

Qu’est-ce que la vie ? qu’est-ce que la mort ?

Paul Daury avait quarante-quatre ans. Il était dans la plénitude de son âge et de sa force. Veuf depuis longtemps, n’ayant qu’un fils de vingt-trois ans, dont l’avenir assuré s’annonçait brillant, il avait éprouvé dans son cœur cette passion tardive que Bourget a qualifiée « Démon du midi » pour une jeune fille de vingt-deux ans, jolie, accorte d’allure, qui lui avait fait espérer un bonheur tissé d’amour et de rêves partagés, jusqu’au jour, où, sans raison aucune, et sans vouloir le rencontrer à nouveau, elle avait brisé subitement le charme de relations sentimentales, nobles et pures.

Ce qu’il avait souffert, personne maintenant ne le saura. Mais l’intensité du désespoir fut telle que de lui-même, tantôt, à la gare, il se jeta devant une locomotive en marche, terminant tragiquement une existence de souffrances trop lourdes à ses épaules et que ses forces ne pouvaient supporter.

Julien, dès la première nouvelle, eut l’intuition du drame. Il garda tout en lui par une habitude qu’il avait de celer dans un repli de son âme toutes ses impressions.

Quand il fut remis de son émotion, par un effort de l’être entier tendu pour la maîtrise des nerfs et des muscles :

— Et que pensez-vous, docteur ?

— Un accident banal. Votre père croyait pouvoir traverser la voie avant l’arrivée du train. Il fut frappé par la locomotive et entraîné à plusieurs pieds plus loin.

— Et votre rapport ?

— Il sera en conséquence. « Mort accidentelle ».

Mais lui, savait, ou plutôt, il devinait le dénouement de ce drame atroce.

Et sa douleur s’en aiguisait.

Les embaumeurs qui venaient d’arriver entrèrent dans la pièce où gisait le cadavre.

D’un geste, Julien les fit sortir, leur demandant d’attendre un peu.

Comme si, tantôt, en quelques secondes, toutes les larmes de ses yeux avaient coulé, il ne pouvait plus pleurer, bien que l’envie l’en tenaillait, lui causant une souffrance physique qu’il n’avait jamais prévue si douloureuse.

En passant devant la glace d’une commode, il y jeta un coup d’œil. Il eut peur de ce qu’il y vit. Était-ce lui ce jeune homme livide, pâle, étiré. Ses yeux étaient creux avec une expression d’angoisse et toute la figure tourmentée gardait l’empreinte de cette angoisse dévorante.

Il approcha du lit.

Il prit dans la sienne la main du mort. Elle était plus froide.

Il ne sut le dire puisqu’aucune sensation de froideur n’envahissait sa chair.

— Ah ! Père ! Je te vengerai !

Il se repaissait de cette vue macabre. Ses yeux obstinément étaient fixés sur l’être, qui, sa vie durant était à la fois son père, sa mère, et son meilleur ami. Car il l’aimait de toutes ses forces. Il l’aimait d’autant plus que sans comprendre sa souffrance, il savait qu’elle existait.

Il embrassa, d’un regard, ce tragique spectacle. Et cela pour ne jamais l’oublier, rouvrit la porte, fit entrer les embaumeurs, et froid, comme s’il donnait un ordre quelconque :

— Quand vous l’aurez embaumé, vous l’exposerez dans le salon en avant. A-t-on apporté les tentures ?

— Oui, tout est dans le corridor.

— Mettez des cierges, un grand crucifix, un bénitier sur une table, et quand vous aurez fini, vous me préviendrez, je serai au fumoir.

Les ouvriers entrèrent, dépouillèrent celui qui tantôt était un homme de ses vêtements, et firent sa toilette dernière. Ils accomplirent leur besogne, machinalement, avec le sang-froid de l’habitude acquise.

Ils disposèrent dans le salon une longue table recouverte d’un voile noir, bordé de jaune, tendirent les fenêtres de rideaux sombres, placèrent quelques fleurs, puis des chandeliers, puis un bénitier sur une petite table, et, quand tout fut en ordre, transportèrent le cadavre, bien lavé, bien astiqué, sur la longue table du centre.

M. Daury, dit l’un d’eux, en entrebâillant la porte du fumoir, notre besogne est terminée.

Julien se leva, passa avec eux dans la salle mortuaire, jeta un coup d’œil sur les derniers arrangements et dit simplement :

— C’est parfait.