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dans la chair de la jeune fille atterrée. Il continua :

— Vous avez connu autrefois un homme qui s’appelait Paul Daury. Cet homme a eu la faiblesse de vous aimer à la folie, comme moi-même je vous aurais aimée si je ne vous avais…

— Henri !…

— Vous vous êtes joué de cet homme. Vous avez pris son cœur, vous vous en êtes fait un joujou… vous l’avez écrasé entre vos mains fines, faisant couler jusqu’à la dernière goutte de sang, et puis lorsque vous avez vu cet homme froid, cet homme d’affaire habitué au commandement, devenir une petite chose… que vous pouviez briser… vous l’avez brisé et le résultat de votre conduite incompréhensible… Vous ne le savez pas. Mais moi, le fils de Paul Daury, je le sais, je l’ai su, lorsqu’un matin l’on a transporté chez moi, un cadavre tout déchiqueté… Non ! Ne m’interrompez pas ! Laissez-moi parler jusqu’au bout… Je l’ai vu, lui, mon père, tout ensanglanté sur son lit… Le public avait cru a un accident, mais moi, je savais que c’était vous, vous qui l’aviez tué…

Il prit les bras de la jeune fille, et il plongea dans les siens des regards qui perçaient comme deux poignards, dont ils avaient le froid luisant et métallique.

Elle était exsangue, et des larmes coulaient sur ses joues. Dans un sursaut de révolte elle cria :

— Non ! non ! ce n’est pas vrai ! Laissez-moi vous expliquer… Je n’ai rien à me reprocher dans cette affaire… Ne me condamnez pas avant de m’avoir entendue… Et sa voix devenait suppliante, et ses yeux agrandis avaient une expression immense de détresse.

Mais lui, impitoyable, inflexible, continuait :

— Il n’y a aucune excuse que vous puissiez m’offrir. J’ai lu vos lettres, j’ai lu les lettres qu’il vous a envoyées et que vous n’avez même pas décachetées. Ses lettres, où il traînait à vos pieds, son orgueil en lambeau, vous les lui avez renvoyées sans les ouvrir… Vous lui aviez promis de l’aimer et il vous a cru comme je vous ai cru.

— Julien vous savez bien que je vous aime… Demandez ma vie je vais vous la donner !

— Comédienne ! À combien de personnes avez-vous dit ces choses… Eh ! bien, Adèle Normand, j’ai juré un soir et je ne vous connaissais pas, alors, que vous paieriez les larmes que j’ai versées sur un cadavre. J’ai juré que vous paieriez la mort de mon père… Le Destin m’a fait vous rencontrer… J’ai changé de nom, je vous ai joué, à mon tour, la comédie de l’Amour…

Dans un grand cri, un cri de bête blessée, elle lui lança :

— Non ! Ce n’est pas vrai ! Vous m’aimez… je le sais, je le sens…

Il éclata de rire.

— Moi vous aimer ! Je vous méprise…

— Ah !

Elle devint pâle, et allait s’écraser sur le sol, quand il la reçut dans ces bras. Il fut près de s’attendrir, mais en lui, la brute maintenant commandait et il éprouvait comme un plaisir diabolique à meurtrir cette frêle créature que pourtant il adorait à la folie.

Quand elle fut remise, il poursuivit.

— Mais si je ne vous aime pas, vous, vous m’aimez. Et c’est ce que je voulais… pour réaliser mon projet… Ah ! vous verrez à votre tour ce que c’est que d’aimer sans espoir… Vous passerez par où Paul Daury a passé…

Il ricana :

— Œil pour œil, dent pour dent !

Elle se suspendit à son cou, lui enserrant la nuque de ses deux mains. Tout ce qu’elle possédait de séduction dans la voix et dans le regard, elle y fit appel et au travers ses larmes :

— Julien, laisse-moi t’expliquer… Je te jure qu’il y a eu malentendu. Je ne suis coupable de rien de ce que tu me reproches… Je te le jure… Julien. Laisse-moi t’expliquer… Tu me jugeras ensuite lorsque tu m’auras entendue.

Il desserra les doigts de leur étreinte, et d’un geste brutal la jeta sur le sol.

— Regarde-moi bien, Adèle Normand, la meurtrière, tu m’as vu pour la dernière fois.

Elle fit entendre une plainte sourde et resta étendue sur le sol, à sangloter, pendant qu’elle voyait la silhouette chère disparaître au loin.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, abîmée sur le sol ?

Elle perdit notion de tout. Elle souffrait et moralement et physiquement. Elle aimait Julien de toute la force de son être jeune et vigoureux. Il était à ses yeux l’idéal. Elle l’aimait depuis la première fois qu’elle l’aperçut. Pour lui, elle se serait fait tuer. Et voici qu’avec son amour elle perdait tout son estime. Parfois son orgueil avait des sur-