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tête bouillait, et ses tempes bourdonnaient sous la pression du sang.

Ne plus le voir ! Jamais ! Ne plus sentir son amour autour d’elle… Non ! cela n’était pas dans le domaine des choses possibles ! Elle ne pouvait envisager cette solution sans frémir de tous ses membres.

S’il ne l’aimait plus ! S’il ne l’aimait plus… elle mourrait… oui elle mourrait.

Au matin, par le carreau, le soleil pénétra brillant et clair. La journée s’annonçait d’une magnificence grande. Adèle en conclut que c’était de bonne augure. Elle se leva et minutieusement procéda à sa toilette. Elle arrangea ses cheveux avec art, corrigea la pâleur de ses joues par un peu de rouge et revêtit la robe verte, bleu et rouge que Thérèse appelait sa « robe couleuvre ». Elle lui seyait admirablement s’adaptant à ses formes qu’elle moulait en en faisant ressortir toute l’élégance. Elle voulait se faire belle pour lui.

Son cœur battit bien fort quand elle descendit. Elle fit le tour des pièces et regarda sur la véranda pour voir si elle ne le verrait pas. Il n’y était pas. Elle s’installa au dehors sur une berceuse et attendit.

La tête alourdie par les fumées de l’alcool Julien se leva tard. Il était nerveux et irascible. Tous ses nerfs frémissaient comme à fleur de peau. Il sentait en lui un immense dégoût de vivre. Il avait mal dormi, d’un sommeil de plomb. Abruti par ses libations de la veille, il alla se jeter dans le bain pour se stimuler un peu. Cette opération terminée, il se vêtit, et descendit à son tour. Il voulait au plus tôt se débarrasser de ce qu’il avait à confier. Ensuite, il retournerait à Québec et continuerait de vivre sans ambition, sans idéal, comme un automate.

La pensée lui vint un moment d’abandonner la ligne de conduite tracée ces derniers jours. Une voix impérieuse lui commanda d’agir. Il se soumit à la Destinée. Le bonheur n’était pas pour lui. Il n’appartenait pas à cette catégorie d’êtres à qui il sourit.

Une lassitude extrême engourdissait ses membres, et dans la bouche, il avait comme un goût de cendre. Tant pis pour lui. L’heure de l’échéance était sonné.

Il devait payer la dette contractée devant le lit funéraire. Il s’était accordé quelques semaines d’ivresse. Il avait épuisé jusqu’à la lie la coupe du bonheur. Il lui fallait en payer la rançon.

Adèle, en le voyant s’aventurer sur la galerie, courut au devant de lui. Elle remarqua sa mine froissée, ses traits étirés.

— Bonjour, Henri, tu as bien dormi ? Es-tu reposé de tes fatigues maintenant !

Il la regarda à son tour et la retrouva bien belle. Il eut envie de l’étreindre dans ses bras, de la presser sur son cœur, d’embrasser ses lèvres. La volonté parla ; elle commanda à son cœur qui obéit. Il avait une mission, un devoir à remplir qui ne demandait pas de défaillances.

— Oui, assez. Et toi ?

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je pensais à cette communication importante que tu dois me faire, ce matin.

— Je ne puis vous conter cela ici. Ce que j’ai à vous dire est très important. J’ai toujours retardé. Maintenant il le faut.

— Il le faut : répéta-t-il presque avec rage.

— Henri ! Calme-toi, voyons tu es tout énervé.

— Moi ! Au contraire ! Je suis très calme. Regarde-moi, vois-tu un muscle bouger sur ma figure ?

En effet, il avait retrouvé tout son calme, mais il était pâle, très pâle, pâle à faire peur.

— Si tu le veux, Adèle, nous allons faire une promenade ensemble. Te rappelles-tu le petit coin de verdure, là où il y a des sapins, près du ruisseau, à mi-chemin de la côte. Nous allons nous y installer. Là, nous serons bien pour causer.

Le cœur serré, elle le suivit. Ils traversèrent le petit bourg sans se parler. Ils allaient côte à côte, en proie à des sentiments différents. Ils montèrent sur la route du village jusqu’au plateau. Là, à gauche, un petit sentier serpente dans une forêt de sapins. À quelques cent pieds, il y a une clairière, où l’herbe est invitante. En bas, le ruisseau coule sur les roches. Un arbre renversé les invita à se reposer. Ils s’y assirent.

— Et ce que tu as à me dire ?

— Ce que j’ai à te dire ?

Il se leva.

— Adèle ! regardez-moi. C’est la dernière fois que nous sommes ensemble.

Pour toute réponse elle laissa échapper un cri.

— Henri !

— Je vous ai dit, mademoiselle Normand qu’il n’y a plus d’Henri Gosselin. J’ai emprunté ce nom pour me permettre mieux d’arriver à mes fins, je ne croyais pas si bien réussir dans mes projets. Et il parlait de sa voix métallique et dure, sur le même ton et les mots se suivaient et ils pénétraient