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Et il s’enfonça vers l’inconnu.

Sa gaieté, des dernières semaines, son humeur joyeuse, son optimisme, tout l’abandonna.

Il se fit l’effet d’un acteur qui vient de terminer un rôle, vécu quelques minutes et qui se retrouve sur la rue, la représentation finie, tel qu’il est, ayant à faire face à tous les ennuis que ménage l’existence quotidienne. Ou plutôt, Julien semblait se réveiller d’un rêve. Tous ces événements les avaient-ils bien vécus ? Est-ce bien lui qui filait à toute allure vers Québec, régler des affaires d’argent ?


XV


La rentrée au logis familial fut pénible. Il retrouva toutes les choses à leur place, telles qu’elles étaient avant son départ. En mettant le pied sur le seuil, toute la tristesse ambiante l’envahit. Le sourire à nouveau disparut de ses lèvres. Une atmosphère de mort séjournait dans ces pièces qui se communiquaient aux êtres vivants.

Il soupa seul en tête à tête avec tante Marie et pour chasser le noir de ses idées, prit son chapeau et sa canne et alla faire un tour sur la Terrasse.

Il était encore de bonne heure lorsqu’il y arriva. Les lumières venaient de s’y allumer aux lampadaires. Lévis en face commençait de se couvrir de points d’or comme de la poussière d’étoile. Il regarda du côté du fleuve par delà l’Île d’Orléans. Il aperçut les caps au loin. Une vision de fraîcheur passa devant lui, qui ramena sur ses lèvres un sourire de contentement. Elle chassa la fièvre qui le gagnait.

Elle était bienfaisante comme une ondée après un jour torride. Il revit les grands yeux de velours. Il revit le conteur harmonieux et ovale du visage dont la peau satinée était transparente et diaphane, il revit les lèvres, les lèvres rouges comme une cerise de France.

Accoudé à la balustrade, il resta longtemps à rêver. La Terrasse s’emplissait de plus en plus de promeneurs ; c’était un soir de musique. Il en fit quelques fois le tour, entra à la taverne du Château vider une bouteille de bière et sortit bientôt écouter le concert qui débutait.

De longtemps il n’avait écouter la musique comme ce soir ; il se laissait bercer par les phrases musicales et son cerveau s’alanguissait aux notes des mélodies.

Malgré les nouvelles désagréables que son notaire lui avait communiquées, malgré l’ennui qui s’était infiltré dans son être lors du retour à l’ancienne maison paternelle, il éprouva de nouveau la griserie de vivre. Il songeait qu’à quelques cinquante milles de là, il y avait quelqu’un qui incarnait tous ses rêves de félicité. Il songeait que dans quelques jours, il revivrait les heures d’ivresse qu’il avait connues, cet été, et il en éprouvait un plaisir anticipé qui chassait loin, bien loin de lui ses pensées couleur de rouille.

Quand la terrasse, le concert terminé, se fut peu à peu dépeuplée, il rentra chez lui à pied, presque content de la tournure des événements.

Mais à peine eut-il refermé sur lui la porte de sa maison, que l’atmosphère de deuil qui y séjournait, opéra à nouveau sur son cœur et son cerveau.

Son bonheur ! Avait-il le droit d’aspirer au bonheur après la catastrophe encore si récente. Paul Daury était présent partout. Il le voyait assis au fumoir, parcourant son journal, il le voyait gravir l’escalier de son pas autoritaire et bref, il entendait sa voix joyeuse lui parler comme jadis.

Les jours qui suivirent passèrent, monotones et lents.

Chaque matin, il recevait une lettre des Éboulements. Il s’asseyait alors à sa table, commençait à y répondre, écrivait quelques lignes, froissait le papier et arpentait son cabinet de travail en proie aux pensées les plus contradictoires.

Non ! Il n’avait pas le droit d’être heureux !

Le mort était vivant partout, le mort qui réclamait vengeance et que son fils trahissait.

Car cette femme, c’était bien elle, la « meurtrière » !

Pourtant ! elle était sincère avec lui, il l’évoquait alors et la conclusion s’imposait que ce regard si pur et si profond n’avait pas su mentir. Adèle n’était pas une coquette ; elle n’était pas une allumeuse. C’était une créature toute vibrante, et qui l’aimait lui, sincèrement, éperdument, pour toute la vie.

Et il sourit méchamment devant l’implacable cruauté au Destin.

Elle avait promis à son père de l’aimer toute sa vie.

Il l’avait cru comme lui, Julien Daury le croyait en ce moment.

De jour en jour, l’influence de Paul Daury s’exerçait davantage. Il avait repris tout entier l’âme de son fils. Les discussions d’affaires avec maître Boisvert, les difficultés