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— Pourquoi t’alarmer ? Je te dis que je ne serai absent que quelques jours au plus.

— Assez pour m’oublier !

— Voyons, Adèle, crois-tu qu’en quelques jours je puisse t’oublier. Tu n’as pas plus confiance en moi que cela ?

— J’ai confiance en toi, mais j’ai peur ! Mon bonheur est tellement grand que je crains toujours de le perdre. Et puis il faut que je te conte cela. Depuis quelques jours, j’ai des pressentiments. J’ai beau me raisonner, c’est plus fort que moi. Je m’imagine qu’il va nous arriver un grand malheur.

— Ce sont les effets de cette température maussade.

— Il me semble que tu m’aimes moins. Tu ne me dis plus que tu m’aimes.

— Mais oui, mon Adèle, je t’aime, tu ne peux pas savoir comme je t’aime ! Il faudrait que tu aies mon cœur pour cela. Songe que je n’ai jamais aimé personne avant toi… Je viens à toi avec un cœur vierge et je te le donne tout entier.

— Je t’aime encore plus que toi, Henri. Quand je suis seule et que je pense à toi, j’ai des transports d’amour. Je voudrais te serrer dans mes bras, appuyer ta tête sur la mienne, je voudrais me mêler à toi n’être rien, rien que toi, me fondre en toi, comme ils vont être longs ces jours où tu n’y seras pas. Je voudrais ne jamais t’abandonner, être avec toi, toujours, toujours, 24 heures par jour.

Elle lui prit les deux mains.

— Regarde-moi, Henri, et embrasse-moi.

Il appuya ses lèvres sur les siennes, puis il embrassa son front, ses yeux, ses cheveux.

— Adèle ! Mon Adèle ! que je t’aime !

Et il ne trouva pas d’autre chose à dire que ces mots.

Ils résumaient tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il ressentait.

— Jamais tu ne m’oublieras ?

— Jamais, Adèle.

— Et jamais tu ne me feras de la peine ?

Il ne répondit pas ; il la regarda, les yeux voilés de larmes.

C’était la première fois qu’elle l’apercevait ainsi lui, un homme, avec, dans le regard, un voile de tristesse pour un simple mot de femme.

— Pourquoi me poses-tu cette question ?

Le ton de la voix la fit frissonner et, en elle, l’intuition naquit qu’un malheur devait survenir.

— Comme tu es pâle pardonne-moi de t’avoir parlé ainsi.

Sentant tout deux l’invisible menace ils se rapprochèrent l’un de l’autre, et cette soirée s’écoula presque silencieusement.

Edmond Harancourt a écrit quelques part ces vers :

Partir c’est mourir un peu.
C’est mourir à ce qu’on aime.
C’est un peu de soi-même que l’on sème.
En toute heure et en tout lieu.

La tristesse inhérente à chaque départ les recouvrait de son aile noire et « ces oiseaux de malheur » comme les poètes, encore, appellent les pressentiments voltigeaient autour d’eux.

Et cependant, malgré toute la mélancolie de l’heure ils éprouvaient un plaisir infini à être ensemble à sentir auprès de soi une présence chère : ils savouraient ces moments derniers de solitude où montait en eux une hymne fou d’ardeur juvénile.

Il n’était pas encore neuf heures, que Julien était prêt à partir.

L’auto stationnait devant l’hôtel. C’était une journée terne, sans lumière. Tout était gris, d’un gris uniforme et sale. Sur la mer, la brume étendait son gaze. De minute en minute, la sirène du phare de St-Roch des Aulnaies, sur la rive exposée criait d’une façon stridente et lugubre.

— Les chemins vont être mauvais après cette pluie, dit le propriétaire de l’hôtel.

— Je suis outillé en conséquence. Il n’y a que la côte du village que je crains. Avec les chaînes on doit pouvoir passer.

— Chrysologue est monté hier. Il y a eu beaucoup de misères.

— Ou un autre peut, je peux passer.

— En tous cas, bonne chance. Quand revenez-vous.

— Je ne sais pas, dès que je le pourrai.

— Je vous garderai votre chambre pendant ce temps-là.

— Oui.

Il attendit quelques minutes, il semblait nerveux et regardait souvent dans la direction de l’aile nouvelle de l’hôtellerie.

Finalement, une jeune fille franchit le seuil. Il courut à elle.

— Êtes-vous malade, demanda-t-il. Tu es bien changée. Tu as les traits étirés. As-tu mal dormi ?

— Je n’ai pu m’endormir que ce matin. C’est pour cela que je suis en retard. Je t’ai apporté un souvenir, un talisman… Une pensée double sur la même tige que j’ai cueillie ces jours ci. Vois, c’est un symbole.