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jamais ne se pourront oublier comme celles qu’ils vécurent, une fois, à l’heure exquise.

Voisin de l’hôtel, tout près de la banque, un chemin ombragé gravit la colline jusqu’au plateau. Ils le gravirent, elle, appuyée fervente et timide à son bras qu’elle serrait. Ils marchaient en silence, émus de la beauté de l’heure.

Il songeait à toutes ses lectures d’autrefois, aux romans où les grands amoureux et les grandes amoureuses sont magnifiés. Il comparait ces amours au sien ; il les trouvait faibles. Il était emporté, balayé par une vague qui le soulevait de terre. Il était dans l’Infini, il était léger, impalpable, rien qu’en âme.

Bientôt ils arrivèrent sur le plateau. À leurs pieds c’étaient le village, la mer et le rivage lointain qui fuyait en s’estompant. L’eau était multicolore. Il y avait du rose tendre, du rose pourpre, de l’incarnat ; ici, des bandes d’opales et de nacre ; derrière le contour des montagnes, sur le rivage opposé, le firmament était d’orange et de pourpre et à certains endroits, d’or en fusion. Quelques nuages s’étiraient flous. En se retournant, il voyait plus haut, perché sur les sommets, altier, et solennel, le village avec son église qui se découpait dans l’argent. Et de l’autre côté, les montagnes de la Baie St Paul et les caps au loin qui barrent la vue épuisaient la gamme des bleus. La paix, la grande paix du soir, enveloppait la nature. Quelque fois, mais bien faible, un friselis de branches et de feuilles, un aboiement lointain de chien, une trille d’oiseau brisaient le silence.

Il prit les deux mains d’Adèle entre les deux siennes. Il voulut lui parler et extravaser tout ce qui bouillait en lui de tendresse mal affermie et ne put que trouver cette phrase :

— Comme je t’aime !

Puis, sur ses lèvres il appuya les siennes et, longtemps, ils restèrent enlacés.

Au-dessus de leur tête, un arc en ciel arrondit son arc.

Émue, elle dit :

— Henri, regarde là-haut, c’est complet.

Et elle vibrait par toutes les fibres de son être, devant tant de beauté. Il aspira à plein poumons, but l’air qui le grisait de sa pureté et lui murmura très doucement à son oreille.

— Ah ! Mon Adèle ! Comme je t’aime. Tu es mon univers.

Des effluves de varechs venaient de la mer en même temps que le parfum des moissons mûres et celui de la terre et celui des arbres et des feuilles.


XIV


Il y a une loi sur la terre et à laquelle nul ne peut échapper : la loi des compensations. Après la pluie, le ciel est toujours plus pur, après l’hiver et sa torpeur morne, la nature revit plus joyeuse et plus belle.

L’âme humaine subit, elle aussi, cette inévitable loi, comme d’ailleurs l’être physique. Tout a des limites, tout a une fin : la joie comme la douleur. Trop de belles journées sereines amènent nécessairement la monotonie, comme les journées pluvieuses et grises nous font mieux apprécier le soleil des jours qui suivent.

Au milieu de son bonheur, Julien avait peur. Cette peur le lui gâta. Il cherchait l’infini dans l’amour, ce quelque chose de divin que l’âme poursuit et qu’elle ne peut étreindre. Il croyait au bonheur parfait. Il s’aperçut qu’il n’était pas, puisque sans cause apparente, un malaise l’oppressait.

Il s’en ouvrit à son ami Chantal qui maintenant était devenu son confident.

Celui-ci lui répondit.

« Ton état d’âme n’est pas nouveau. Il était même inévitable qu’il se produise. Nos aspirations de l’âme sont infinies. Or notre âme ne peut être assouvie que par l’entremise de nos sens, c’est-à-dire de notre corps charnel. Notre âme immortelle ayant des besoins infinis ne peut donc les assouvir qu’à l’aide d’un instrument, si je puis employer ce terme dont la puissance est limitée. D’où vient le malaise dont tu te plains ? Tes pressentiments ? Tes craintes ? Tu subis la loi commune. As-tu remarqué qu’à la sortie d’une pièce de théâtre où l’on ait beaucoup ri l’on soit porté à pleurer et vice versa. C’est la loi commune à l’humanité. Je crains cependant que tes pressentiments soient plus fondés que tu ne le crois. Tu es rendu au paroxysme de ton amour, il ne peut plus que diminuer et alors… tu en subis moins l’empire, tu deviens plus toi-même… et les sentiments antérieurs reprennent insensiblement le dessus. Je crains pour toi, comme tu me le disais toi-même, que tout finisse en catastrophe. Si tel est le cas, ce que je prie Dieu d’empêcher, tu ne pourras trouver d’ami plus fidèle et sincère que moi. Mais je suis rassuré sur ton compte, je connais suffisamment ta force et ta puissance de volonté ainsi que ton énergie pour savoir que