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Un arrêt des facultés sensitives. Ils étaient devant l’Infini, un Infini troublant et qui les comblait d’émoi. Ils se sentaient petits comme deux atomes. La flamme continuait à vaciller… Elle changeait de nuances, devenait plus sombre, d’un rouge plus foncé, plus tragique.

Et les grands pics aux contours fantomatiques s’estompaient de plus en plus pour se fondre dans le noir de la nuit…

Insensiblement, le ciel au-dessus d’eux passa du gris au noir le plus obscur. Chaque chose de la création perdit, après ses couleurs, ses formes usuelles. La noirceur régna que dut trouer les puissants phares de l’auto pour apercevoir la route dans la descente.

Julien était heureux. Il était trop heureux. Son bonheur lui faisait peur.


Malgré son humeur taciturne, malgré son tempérament et son caractère renfermé, il n’avait pu s’empêcher dans un moment d’expansion de tout raconter à son ami Chantal, dans une lettre. Son bonheur était lourd à force d’intensité. Il en avait éprouvé un peu de soulagement dans la confidence.

Il appartenait d’ailleurs à ces natures rebelles, repliées sur elles-mêmes et qui gardent en elles, sous un masque habituel d’indifférence, la joie ou le malheur. Un jour, comme une digue qui, trop pressée par l’eau, cède de toutes pièces, elles cèdent elles-mêmes au besoin d’extérioriser leurs sentiments en les confiant au premier venu.

Julien avait subi cette loi.

Le lendemain il reçut une lettre de son ami.

« Où cela te conduira-t-il ? Quelle sera l’issue pour toi de cette aventure ? Mon pauvre ami, je regrette presque de t’avoir incité à faire ce séjour aux Éboulements et d’être en quelque sorte un peu cause des ennuis que tu te prépares. As-tu tout pesé avant de t’abandonner au rêve irréalisable que tu vis ? As-tu songé à tous les obstacles qui vont surgir devant toi ? L’aimeras-tu toujours ? Et même si vous vous aimiez, il y a entre vous deux un fossé, ou plutôt comme un mur que rien ne pourra franchir. Rappelle-toi la conversation que nous avons eue ensemble, un soir, soir tragique que tu peux oublier, peut-être momentanément, mais dont le souvenir te reviendra, quand tu le voudras le moins. Mon pauvre Julien, je suis brutal de te parler comme cela, je le fais par amitié pour toi. Tu fais fausse route, tu es au bord d’un précipice et je te crie casse-cou, etc. »

Julien répondit aussitôt à cette lettre :

« Les raisons que tu m’invoques pour briser une situation à laquelle je trouve un charme que je ne puis t’exprimer, je me les suis invoquées moi-même. J’ai fait surgir devant moi toutes les objections propres à empêcher la réalisation du bonheur qui, précisément est le mien. Je les ai écartées. Le passé n’existe plus. L’avenir n’existe pas encore. Je vis dans le présent et cela me suffit. De quelles contradictions est fait le Destin ? Moi qui n’ai jamais aimé et qui avait cru jusqu’ici mon cœur blindé contre ces faiblesses ! J’aime précisément la personne que je ne devrais pas aimer. Et je l’aime, mon cher Chantal, avec frénésie, je l’aime avec une violence inouïe. Peut-être vas-tu rire de moi, et te dire qu’en somme mon discours est celui que tiennent tous les amoureux, mais je ne crois pas qu’il y ait eu sur terre d’amour plus grand que le mien, plus grand que le nôtre. Car elle m’aime autant que je l’aime ! Et elle est digne d’être aimée. Tu veux savoir quelle en sera l’issue ? Je ne le sais pas moi-même, probablement une catastrophe. Je fais une provision de bonheur. Il est passé à la portée de ma main. Je le cueille. J’ai encore trois semaines devant moi, trois semaines durant lesquelles je ne serai pas Julien Daury, mais Henri Gosselin. Après ? Je verrai. Je ne te fais aucun reproche des réflexions amères que contient la dernière lettre. Tu as peut-être raison. Pour le moment je ne veux pas y songer. Je vis dans un songe. Laisse-moi rêver encore. Le réveil viendra toujours trop tôt. »

Il se garda bien de faire part de cette lettre à Adèle.


La nature les favorisait. Ce début du mois d’août était inondé de soleil. Les journées fastueuses faisaient place à des soirées de vermeil et des nuits d’émeraude. Les soirs de clair de lune, assis côte à côte, sur la véranda, ils regardaient, par delà le fleuve, dans un ciel où les étoiles, comme des têtes dorées d’épingles brillaient, monter un disque sanguinolent. Ils ne parlaient pas, mais la vie, mais la jeunesse chantaient en eux. Elle s’appuyait sans crainte sur son épaule « pour y lire les vers qu’il n’avait pas écrit » mais que dans un langage mystique il lui chantait, vers éthérés, fluides, sublimes. Il y eut des minutes dans leur existence que