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— C’est que j’ai choisi un jeu plus dangereux.

— Je m’en suis aperçu.

Et par un besoin d’entendre louanger celle en qui s’incarnait et ses rêves et son idéal, il demanda :

— Et qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous êtes un heureux mortel. Mademoiselle Normand est la plus jolie jeune fille et la plus charmante qu’il y ait aux Éboulements cet été.

— La connaissiez-vous auparavant ?

— Un peu, je l’ai rencontrée quelques fois à Québec dans des réunions, elle est parfaite sous tous rapports. Vous pouvez être sur d’elle. Celui qui l’épousera aura une perle rare entre les mains.

— N’a-t-elle pas eu une aventure autrefois ?

— Je ne le crois pas. On l’a aperçu quelques fois avec un homme d’affaires de Québec, un veuf qui dépassait la quarantaine. Mais c’était des amours honnêtes. Cet homme en était follement épris. Devant cette grande passion, elle avait d’abord simulé la réciprocité des sentiments pour ne pas lui faire de peine, puis ensuite elle a rompu lorsqu’elle s’est rendue compte qu’elle ne l’aimait pas et ne pouvait pas l’aimer.

— Comment et par qui savez vous ces détails ?

— Par sa grande amie, Thérèse Lesieur, et qui est aussi ma grande amie. C’est un flirt de vacances, cela date depuis deux ans. À propos, Thérèse m’a confié qu’elle vous aimait à la folie.

— Ah ! Elle vous a conté cela ? Vous m’excusez, j’arrête ici.

Il passait devant le magasin général. Julien entra se faire une provision de cigares pour sa soirée et aussi pour couper court à la conversation de son compagnon, qui commençait à l’embêter.

Si la population du bas des Éboulements peut admirer, par les beaux matins et les beaux soirs, les levers du soleil ou les levers de la lune par delà le fleuve, elle est par contre privée de toute la splendeur des couchers du soleil. Elle n’en voit que les réverbérations dans le ciel et sur l’eau. Les montagnes ou les maisons s’adossent et lui cachent complètement la vue du globe qui s’éteint.

Le crépuscule n’en a pas moins pour cela toute une magie féérique. Il est plus mièvre, les couleurs sont moins glorieuses, moins voluptueuses. Elles sont pâles et affadies.

Il était vers sept heures, un peu après l’heure du bureau de poste, heure exquise où chacun, tout en dépouillant son courrier, s’attarde à jouir de ce qui reste de clarté.

Les nuages étaient multicolores et à l’est, au-dessus des montagnes de la Baie St-Paul, là où chaque soir le coloris du ciel devenait plus brillant, du rouge incarnat se découpait en bande sur le fond du firmament qui était d’un bleu de prusse.

La lumière était belle, comme dorée.

On devinait que le soleil couchant devait avoir une splendeur inaccoutumée.

Depuis quelques jours, le soleil était généreux de ses rayons, et chaque soir, comme un paon fait la roue il se plaisait à étaler toute la somptuosité dont il dispose.

— Il est malheureux que nous ne voyons pas le soleil se coucher. Il doit être splendide ce soir. Regarde ces reflets sur l’eau, dit Julien à Adèle.

Ils étaient assis tous les deux sur les marches de l’escalier de l’hôtel. L’auto stationnait devant la porte.

— Tu n’as jamais vu les couchers de soleil de la Malbaie ?

— Non !

— C’est unique. Une fois, je soupais avec des amies chez l’une de nos connaissances qui demeure de l’autre côté du pont près de la rivière. La scène était tellement belle que même les enfants en étaient émus et que nous nous sommes tous levés de table pour regarder longuement dans la direction de Ste-Agnès. Je ne suis pas capable de te décrire. Imagine-toi ces montagnes comme fond de décor, et cette petite rivière calme, si ombragée…

— Veux-tu nous allons monter au village. De cette hauteur la vue doit être belle.

— Je veux bien. Nous avons le temps.

— Certainement, dans dix minutes au plus nous serons arrivés.


Ils ne regrettèrent pas leur voyage. Après s’être dirigés jusqu’à la partie la plus élevée du village, un peu plus loin que l’église dans la direction de St-Irénée, ils se retournèrent. Entre deux pics de forme fantastique, le soleil se mourait. Il avait fini de descendre. Tout cela ressemblait à un gouffre. Les pics en fermaient les parois, comme un immense entonnoir. Le ciel était rouge, un rouge de sang, un rouge de feu. Et ce rouge vacillait comme de la flamme.

Serrés l’un contre l’autre, immobiles, ils admiraient. Ce qui se passait en eux ?…