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la petite rivière. Sur ses bords, des maisons étaient bâties qui s’y reflétaient.

— Où va-t-on luncher ? demanda-t-il. Je vous fais mon cicerone. Vous connaissez mieux cet endroit que moi.

— Nous irons à la Pointe-au-Pic, si vous voulez. Nous dînerons au Château et nous souperons au Manoir. Cela vous va ?

— Vos désirs me sont des ordres.

Quelques instants après, l’auto stoppa devant le Château Murray.

En pénétrant dans la salle à manger, Julien lit rapidement le tour des personnes présentes, de crainte d’y rencontrer des connaissances qui auraient dévoilé sa véritable identité. Heureusement, il ne connaissait personne.

Après dîner, il demanda à Adèle s’il y avait quelques promenades intéressantes à faire dans les alentours.

— Nous pouvons visiter les trois villages : La Malbaie, la Pointe-au-Pic et le Cap-à-l’Aigle.

Ils sautèrent dans l’auto, gravirent le Boulevard où s’échelonnent les somptueuses résidences des millionnaires américains et canadiens qui y passent les mois d’été. Ils retournèrent à la Malbaie, gravirent le Cap-à- l’Aigle, admirèrent les panoramas grandioses que l’on y aperçoit d’un peu partout.

— Si vous le voulez, monsieur Grosselin, nous prendrons le thé au Manoir et nous retournerons de clarté.

— À vos ordres, toujours.

Le fait de songer que cette promenade rappelait à sa compagne des souvenirs où il n’était pour rien lui gâta un peu son plaisir. Il n’était pas fâché d’abréger son voyage.

Il visita le Manoir, son jeu de golf, ses pelouses, ses coins charmeurs, véritables sentiers d’amoureux, y sirota une tasse de thé, aux sons d’une valse langoureuse, et repartit pour les Éboulements à l’heure où le soleil, commençant à décliner, embrasse êtres et choses dans une lumière plus tendre.


XIII


Les jours qui suivirent furent pour Julien et Adèle des jours de bonheur. Dès le matin, ils étaient ensemble. Seule, l’heure de se retirer pour la nuit les séparait. Ils vivaient dans un rêve, le plus beau rêve. Julien découvrait chaque jour une Adèle nouvelle. Elle était comme un livre qui ménage des surprises à chaque page. Elle était diverse, et complexe. Tendre et sentimentale, hautaine et coquette, ange et démon, artiste et pratique tout ensemble. Ce lui était une trouvaille, chaque fois, que de découvrir un aspect nouveau de son caractère. Elle avait une nature riche et aimante. Quelque fois, elle redevenait petite fille, et lui posait des questions dont la naïveté l’étonnait et le charmait. Chaque jour, ils faisaient ensemble de longues marches. Tous les coins pittoresques des alentours leur étaient familiers. Ils s’enfonçaient dans les sous-bois, gravissaient les montagnes, longeaient les ruisseaux aussi loin qu’ils le pouvaient.

Il emportait des livres et lui en lisait des passages. Il lui avait tout lu Jean d’Agrève, ce roman d’un amour rare et unique. À sa demande, il lui lut aussi les « Lettres de la fiancée », de Victor Hugo, une après-midi. Il se grisait des sentiments exprimés dans ses pages, il les faisait siens ; il les vivait. Elle lui avait demandé de lui écrire quelques mots sur la première page du livre. Elle adorait ce livre à cause de la similitude de son nom avec celui de la fiancée de Hugo, et quand Julien prononçait ce nom avec toute la ferveur qu’il mettait dans sa voix, elle se fermait les yeux et savouraient la douceur d’être aimée de celui qu’elle aimait.

Julien lui écrivit donc, comme elle le voulait, un mot de dédicace. Penché sur son épaule, elle lisait à mesure qu’il les traçait de son écriture carrée et vaste, les mots qui lui allaient au cœur.

« Multiplies par mille l’intensité des sentiments exprimés en ces pages et tu n’auras qu’une idée faible, oh ! bien faible ! du grand amour que j’ai pour toi ! »

Elle leva sur lui ses beaux yeux.

— Et vous m’aimerez toujours ? Toujours ? Il ne répondit rien et regarda dans le vide.

— Pourquoi me poser cette question ? Doutez-vous de moi ?

— Jamais je n’ai douté de vous.

— Adèle, je vous aime et je suis sincère.

— Vous m’aimez pour le moment, mais plus tard. Qui sait ce que nous réserve l’avenir. Votre cœur peut changer.

— Jamais il ne changera. Ça, je vous le jure. Et vous, m’aimerez-vous toujours !

— Toujours !

— Vous avez déjà dit cela à d’autres ?

À son tour, elle garda le silence. Ce fut une ombre qui passa sur leur bonheur. Tous deux, sans le savoir, avaient la même pensée sombre… Mais il la chassa.