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charna à le fuir. Il ne voyait plus clair en lui. C’était donc vrai que Julien Daury était mort, qu’il n’y avait plus qu’Henri Gosselin. Il apercevait toute chose sous un angle différent.

Il se versa successivement quelques autres verres de cognac. L’alcool s’infiltrait lentement en chacune de ses veines et y distillait l’ivresse. Bientôt, les membres lourds, écrasé de fatigue, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Quand il se réveilla le soleil depuis longtemps était paru. Il avait la langue épaisse et la tête comme casquée de fer. Il se gargarisa, absorba une lampée de cognac pour se stimuler, fit ses ablutions et procéda à sa toilette. Il descendit. Il était trop tard pour déjeuner. D’ailleurs il n’avait pas faim. Il jeta un coup d’œil sur les personnes présentes dans la salle et ne rencontra pas celle qu’il cherchait.

Il sortit. Elle n’était pas non plus sur la galerie, ni sur la pelouse qui était presque déserte ce matin-là.

— Où est tout le monde, demanda-t-il à une vieille dame qui tricotait.

— Les pensionnaires sont presque tous à la grève. Ils profitent de la marée.

En effet, il apercevait sur le sable là-bas de petites taches multicolores. Il se dirigea de ce côté.

Étendus sur le sable, quelques-uns prenaient des bains de soleil. À l’ombre de la falaise, des couples retirés à l’écart, se contaient fleurette.

Des baigneurs dans l’eau se livraient à des rondes enfantines en se tenant par la main. D’autres nageaient.

Il traversa les premiers groupes. Il vit enfin la personne qu’il cherchait. Elle était vêtue d’un costume de bain en soie noire, sorte de robe courte qui la revêtait pudiquement. Seuls, les bras et les jambes étaient nus. Julien ne put s’empêcher d’admirer le galbe des jambes et le dessin ferme des bras, à la peau blanche et soyeuse. À la naissance de la poitrine que le corsage échancré découvrait, il vit que la peau comme diaphane laissait transparaître les petites veinules bleues.

Adèle lisait ; il s’avança vers elle.

— Bonjour, mademoiselle. Je ne vous dérange pas ?

— Un peu !

— Je le regrette ! Ainsi vous ne venez pas à la Malbaie ?

— Je vous ai dit hier que je n’irais pas. Je ne change pas d’idée si vite que cela.

Par un besoin de la blesser, il eut envie de lui crier :

— Une fois, cependant, vous avez changé d’idée très vite, et cela a coûté la vie à quelqu’un qui me tenait de près !

Mais il s’était promis de ne plus penser à cela, d’autant plus qu’un sentiment obscur, et qu’il n’aurait jamais voulu avouer, lui faisait trouver une certaine satisfaction morbide à ce que les choses aient pris cette tournure. Sans cela, oui, sans cela… et il frémissait à l’idée de ce qui aurait pu être. Il était encore mieux que ce fut arrivé ainsi… Il rougissait de penser à cela…

— Vous me permettez de vous tenir compagnie ?

Elle leva les yeux sur lui.

— Je préférerais être seule. Je voudrais finir ce livre avant midi.

— À vos ordres. J’accepte votre invitation de ce soir. Je vous accompagnerai chez les Louvois.

— Comme vous voudrez.

— Mademoiselle.

Dépité, mais sans rien manifester de son dépit, il lui tourna le dos, et du même pas tranquille et calme, il retourna à son hôtel.

Elle le regarda s’en aller lentement. Bientôt il disparut à ses yeux.

— Le lion s’est changé en agneau. Elle fut satisfaite de cette entrevue et l’enregistra comme une victoire. Sa vanité de femme en respirait le parfum comme un encens.

En même temps, elle regretta de ne pas l’avoir retenu. Elle continua sa lecture. Mais elle ne lisait que des yeux.

S’il allait ne plus s’occuper d’elle ? Bah ! où serait le mal ?… Et puis, ce soir, il avait consenti à l’accompagner.

Depuis que sa neurasthénie l’avait abandonné, Julien Daury s’intéressait un peu plus à la vie de villégiature. Il se mêlait davantage aux gens, prenait plaisir à écouter les racontars et suivait les petits flirts d’été engagés çà et là.

La réunion de ce soir, chez les Louvois, devait réunir la « jeunesse dorée » de l’endroit, suivant l’expression de la jolie petite madame Jacob. Albert Germain avait préparé une adresse en l’honneur de Suzanne et ceux qui en avaient pris connaissance prétendaient que l’esprit y fourmillait.

Du reste, Germain avait un faible pour Suzanne. Ce n’était le secret de personne