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— Pourquoi ? Je ne sais pas. Pourquoi l’eau de ce ruisseau coule-t-elle vers le fleuve ? Pourquoi ces arbres ont-ils des feuilles ? Pourquoi je vous aime ? Je vous aime parce qu’il faut que je vous aime. Ce qui en vous me plaît ? Je ne saurais vous dire ! Je vous aime parce que vous êtes vous… J’aime vos yeux, j’aime votre bouche, j’aime votre taille, votre démarche, j’aime votre voix. Je vous aime, vous, vous, votre être entier, votre âme. Je vous aime malgré moi et je veux que vous m’aimiez vous aussi. Il faut que vous m’aimiez. Ce n’est pas possible que vous ne m’aimiez pas.

Il prit une de ses mains qu’il tenait prisonnière et l’appuya sur sa poitrine.

— Sentez-vous les pulsations de mon cœur ? Je suis de glace, moi, je suis impassible. Rien ne pouvait m’émouvoir après ce que j’ai enduré. Eh bien ! Voyez comme mon cœur bat. Adèle ! Mon Adèle ! je t’aime ! Et la voix froide avait des intonations passionnées, et le masque impassible s’animait, et les yeux d’acier brillaient dans l’obscurité.

Il serra les deux mains fines plus fortement entre ses mains, il attira la jeune fille à lui, puis lâchant l’étreinte et lui enserrant la taille, il l’embrassa comme il avait fait sur le tennis.

— Adèle ! je t’aime ! Et je veux que tu m’appartiennes.

— Laissez-moi ! murmura-t-elle, mais elle était fascinée, domptée par cette force à demi-sauvage… Il continuait de l’embrasser et la tenait serrée contre lui.

— Monsieur Gosselin, laissez-moi, dit-elle un peu plus haut, et sur un ton qui n’admettait pas de réplique : Vous êtes une brute !

Et d’un geste brusque et souple, elle s’échappa d’entre ses bras.

Il se ressaisit. Humble à son tour, il dit :

— Excusez-moi, mademoiselle.

Elle profita de sa faiblesse momentanée. Elle s’en voulait un peu à elle-même de s’être laissé subjuguer l’instant d’avant. C’était vrai qu’elle aimait Julien Daury, mais elle ne voulait pas sentir le maître en lui ; elle ne voulait pas devenir son esclave.

— Rentrons. Les gens vont remarquer notre absence. Ici la moindre petite chose donne naissance aux cancans.

— Que m’importe les cancans ! Que m’importe le reste du monde, il n’y a que vous qui comptez à mes yeux !

— Si vous voulez me gagner, vous vous prendrez d’une façon moins cavalière. Vos manières me répugnent. Je ne suis pas une « fille », pour que vous puissiez agir avec moi selon votre bon vouloir. Je n’irai pas avec vous à la Malbaie, demain.

L’obstacle venait de se dresser devant lui. Cela l’acerba. Julien était un passionné pour qui la grande passion n’avait pas sonné. Il était, selon l’expression de son ami Chantal, un volcan à l’état du repos.

Toute sa personnalité extérieure était fausse. Maintenant, sa vraie personnalité se dressait devant lui.

La passion se déchaînait d’autant plus violente qu’elle avait été plus longtemps et plus entièrement comprimée.

Dans aucune de ses actions passées, il n’avait apporté ni ardeur ni enthousiasme, sauf pour ses études.

Maintenant, fouetté par son amour naissant, son enthousiasme revenait. Il s’en était rendu compte à Québec. Dans le simple règlement d’une affaire de finance, il avait agi avec une âpreté qui avait étonné et ses antagonistes et lui-même. Il « vivait » maintenant ; il savait ce que voulait dire ce mot : Vivre. Cela voulait dire : lutter, se passionner pour ses idées ou des chimères, des objets ou des choses, cela voulait dire vibrer par toutes les fibres de son être, cela voulait dire qu’un sentiment quelconque, en s’implantant chez lui, s’y développait à la minute même où il en était saisi à l’état de paroxysme. Son tempérament, son vrai tempérament, avait pris le dessus, la dominante en était cette force et cette puissance qu’il croyait maîtrisées et qui était indomptées. L’habitude jusqu’ici d’avoir brisé tous les obstacles avait développé au plus haut point son orgueil en fortifiant sa confiance en lui-même. Cette confiance elle était illimitée parce qu’il possédait la conscience de sa valeur et des moyens dont il disposait pour l’appliquer à un but. Jusqu’ici personne, sauf le Destin lors de la catastrophe, ne l’avait mâté. Et voilà qu’Adèle lui voulait : c’est qu’elle voulait opposer sa journée du lendemain la lui refusait.

Dans le fond, que lui importait qu’elle vienne avec lui ou n’y vienne pas. Cela seul avait de l’importance qu’elle refusât quand lui voulait : c’est qu’elle voulait opposer sa volonté à la sienne.

— Vous refusez de venir avec moi, demain ?

— Je refuse.

Il retrouva soudain son calme habituel.

— Vous viendrez.

— Je n’irai pas.

— Vous viendrez. L’incident est clos.

Ils continuèrent leur route ensemble. Un