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— Non. Vous pourriez peut-être remiser votre machine chez mon frère. Il a un grand hangar dont il ne se sert pas. Voulez-vous que je lui téléphone ?

— Cela m’accommoderait.

Quelques instants après il reparut.

— Si vous voulez vous servir de son hangar, il est à votre disposition.

— Venez-vous, Mademoiselle Normand ?

Elle acquiesça.

Ils montèrent tous deux dans la routière. C’était une machine du type Packard, à 12 cylindres, très puissante. M. Daury l’avait acheté l’année précédente pour ses courses en ville.

Adèle crut reconnaître l’auto. Mais il y en avait tellement de semblables qu’elle n’en fit aucun cas. Et puis, celle-ci était peinte en gris, l’autre était bleue.

Julien démarra. Adèle était heureuse sans savoir pourquoi. Elle se sentait en sureté à côté de lui. N’était-il pas le symbole de la jeunesse et de la force. Avec lui, elle aurait pu aller jusqu’au bout du monde sans rien craindre.

— Êtes-vous libre, demain ?

— Oui. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Je me proposais d’aller à la Malbaie. Nous irions dîner au Manoir Richelieu.

— Seuls ?

— Seuls. Avez-vous peur de moi ?

— Est-ce bien convenable ?

— Je me moque des convenances. Les convenances ! Ce n’est que de l’hypocrisie. Et puis nous sommes à la campagne. Vous reprendrez vos conventions mondaines, cet automne, à Québec.

Elle acquiesça.

Ils étaient arrivés devant le hangar des Girard, construit au bord du chemin, à côté de sa grange, en face d’une grande maison recouverte en bardeaux qui l’année d’avant était utilisée comme hotellerie. On l’appelait dans les Éboulements, « La Maison Paternelle » parce que c’était la maison ancestrale des Girard. Cette année, « La Maison Paternelle » était louée à une famille de Québec. C’était des gens très en vue dans la société de la vieille Capitale. Ils continuaient à la campagne leur vie toute d’extérieur.

— Nous reviendrons à bonne heure demain soir ?

— Pour souper, si vous le désirez.

— Je suis invitée pour la soirée à une réunion ici chez Mme Louvois. On y célèbre le 23è anniversaire de l’une de ses filles, Suzanne. Vous la connaissez ?

— Très peu. Je l’ai entrevue à la gare, quelquefois.

— Elle est charmante.

— Je n’en doute point.

— Et vous, demain soir, vous venez avec moi ? Vous m’accompagnez, fit-elle avec une grâce toute câlinerie.

— Non !

— Et pourquoi pas ?

— Les réunions où il y a des jeunes gens et des jeunes filles, ne m’intéressent point.

Voulant se rendre compte de son empire sur Julien et le forcer à un quasi aveu.

— Et si je vous demande de venir pour moi seule ? Si je vous l’ordonne ?

— Je vous suivrai.

Alec. Girard voyant l’auto arrêter s’était rendu au devant. Il ouvrit les deux battants de la porte.

M. Gosselin, servez-vous de mon hangar comme s’il était à vous. Il y a un cadenas à la porte ; en voici la clef.

— Je vous remercie.

Il remisa son auto, ferma les portes.

— Adèle, venez-vous faire un bout de promenade à pieds. J’ai quelque chose à vous dire, fit-il la voix soudain grave.

— Je veux bien.

Ils cheminèrent côte à côte. Comme tout à l’heure le silence régnait entre eux.

Ils arrivèrent au petit pont rouge. Julien s’arrêta. L’eau faisait un bruit monotone, en coulant au milieu des roches vers le fleuve tout proche. Il s’accouda au parapet.

— Adèle… dit-il, et il s’arrêta. Il n’avait pas l’expérience des femmes. C’était la première fois que l’une d’entre elles ne lui était pas indifférente. Il ne savait pas comment s’y prendre pour avouer ce qui faisait battre son cœur plus fortement et faisait son sang, dans les veines, couler plus chaud.

Mais confiant dans lui-même, n’ayant jamais douté de son pouvoir, habitué de tout maîtriser sous sa volonté, il se reprit vite et sans tergiverser, sans chercher de préambule, assuré que ce qu’il éprouvait vis-à-vis de la jeune fille, celle-ci l’éprouvait vis-à-vis de lui :

— Adèle, je vous aime ! M’aimez-vous ?

Il lui prit les deux mains et malgré l’obscurité, essaya de lire la réponse dans ses yeux.

Elle se taisait.

— Adèle, m’aimez-vous ?

— Je ne sais pas. Je ne vous connais que depuis peu !

— Cela ne fait rien. L’on n’a pas besoin de se connaître pour s’aimer.

— Vous, pourquoi m’aimez-vous ?