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longueur de plusieurs pouces. Un juron vite réprimé sortit de sa bouche ; il s’accrocha de sa droite à une racine énorme et pesante, et dans un effort de tous ses muscles et de ses nerfs se hissa sur le pont improvisé. En piteux état mais glorieux de son tour de force, il réintégra le village. Ses vêtements avaient eu le temps de sécher, mais la chemise ouverte depuis l’épaule, laissait voir une longue traînée rouge sur la chair que les bains de mer et de soleil avaient brunie.

Confortablement installée dans une berceuse sur la véranda de l’hôtel Laurentides, Adèle causait avec quelques jeunes filles et un jeune homme assis sur la rampe de la galerie.

Julien s’avança vers elle.

Tous s’exclamèrent en le voyant.

— Êtes-vous tombé de cheval ?

Cette question le blessa. Il n’avait pas pensé que l’on put faire cette supposition.

Il répondit sèchement.

— Non ! Puis s’adressant à Adèle :

— Comme j’ai su que vous étiez malade, j’ai voulu cueillir quelques fleurs pour embaumer les heures tranquilles de votre réclusion.

Elle prit le bouquet, le respira longuement, et leva vers son donateur un regard reconnaissant et ému. Au bord de la paupière deux larmes perlaient.

— Merci, dit-elle.

— Vous avez cueilli ces fleurs à la chute ? demanda le jeune homme. Il n’y a que là où j’en ai vues de pareilles dans les alentours.

— Peu importe où je les ai cueillies. Vous m’excuserez si je vais changer de toilette.

Il salua et gagna sa chambre.

Le jeune homme continua :

— C’est un tour de force que M. Gosselin a accompli. Ces petites ancolies sauvages poussent sur un rocher abrupt au bas de la chute, je me demande comment il a pu faire pour y grimper d’autant plus qu’il lui a fallu traverser le ruisseau.

Adèle serra le bouquet plus fort.

À son tour, elle monta à sa chambre, en disposer les fleurs dans un vase et des larmes inondèrent son visage. Elle comprit alors que les vêtements déchirés n’étaient pas dus à une chute de cheval. Un sentiment d’allégresse l’envahit à songer qu’il avait bravé tant de périls pour la simple satisfaction de lui offrir quelques petites fleurs bleues.

Et sur les pétales, elle déposa un baiser, un long baiser…


XI


— Il y a une lettre enregistrée pour vous, dit la jeune fille de l’hôtelier en revenant du bureau de poste, avec le courrier des pensionnaires.

— « Une lettre enregistrée pour moi » qu’est-ce que cela signifie se demanda Julien.

Il alla la quérir. Elle portait deux souscriptions : L’une M. Julien Daury rue St-Jean, Québec, l’autre où il reconnaissait l’écriture de tante Marie : M. Henri Gosselin, Les Éboulements.

Il se rappela alors la recommandation qu’il avait donnée aux Chantal d’avertir tante Marie de son changement temporaire de nom.

Il décacheta l’enveloppe. C’était une lettre de son notaire. Il lui mandait que des difficultés survenaient dans le règlement de la succession. Outre sa maison de courtage en grain, Daury, le père était intéressé dans une compagnie minière assez florissante. Il détenait un nombre assez considérable des actions et presque le contrôle. À sa mort, Julien avait confié ses intérêts à Mtre Boisvert, homme intègre et probe et qui, depuis toujours, était le notaire des Daury.

Le bureau de courtage en grain organisé sur une base solide fonctionnait automatiquement. Il avait à sa tête un homme de confiance, dévoué et sûr, incapable de filouter un seul sou, très versé dans les affaires, prudent et dont l’ambition se limitait à son salaire. Érigée en compagnie à fonds socials, sous la raison Paul Daury, limitée, cette firme commerciale rapportait de jolis revenus, sans que Julien eut à s’en occuper.

Le mal ne venait pas de cette source.

« La Compagnie Minière de Québec » depuis la mort de son père, n’avait rapporté aucun dividende à Julien. Pourtant, les affaires étaient prospères. Deux des principaux détenteurs d’actions et qui voulaient posséder le contrôle absolu, manœuvraient sourdement pour éliminer Daury de leur « combine ». Julien avec son désintéressement et son manque d’ambition, ne s’était pas soucié de ce petit complot. Il avait laissé les deux financiers tracer un plan de conduite néfaste à ses intérêts.

Son notaire lui confiait donc que ceux-ci, sous prétextes d’améliorations urgentes et de dettes criantes à solder, exigeaient une nouvelle mise de fonds sinon ce serait la banqueroute. Leur plan était admirablement bien conçu, une fois l’entreprise en liquidation,