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le matin pour confier à Adèle tout ce que son cœur recelait de tendresse mal contenue.


X


— Votre amie est-elle souffrante demanda Julien Daury à Thérèse LeSieur. On ne l’a pas vue de la journée.

— Elle n’est pas bien. Elle souffre un peu de névralgie mais ce n’est pas grave.

— Elle ne descendra pas pour dîner ?

— Non. Elle m’a demandé de lui faire monter ses repas à sa chambre aujourd’hui. Elle a besoin de repos. Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit.

— Ah !

Il n’insista pas. Il comprenait. Mais la journée lui parut d’une longueur désespérante. Jamais il ne s’était tant ennuyé. Il ressentait un malaise obscur qu’il ne pouvait localiser. Une sensation de vide l’obsédait. Il s’aperçut que la présence d’Adèle lui était indispensable. De la savoir là, tout près de lui, et d’être dans l’impossibilité de la voir, l’énervait. Plusieurs fois, au mépris des convenances, la tentation lui vint de monter à sa chambre, de se jeter à ses pieds, de lui avouer tout, son amour immense, le premier et le seul qu’il ait jamais éprouvé.

D’avoir changé son nom, de n’être plus ici qu’Henri Gosselin et non Julien Daury, lui faisait oublier qu’il était le fils de Paul Daury.

Cet amour naissant, qui s’emparait de lui, lui fit abandonner sa personnalité antérieure. Julien Daury n’existait plus, du moins pour quelque temps. De cette façon, ses scrupules s’évanouissaient. Ensuite, il adviendra ce qu’il pourra. Il sera toujours temps alors d’y penser. Pour chasser le spleen qui l’envahissait, il loua un cheval, et le reste de l’après-midi, il fit de l’équitation.

Il grimpa la côte de la Misère, jusqu’à un petit sentier qui s’engage sous bois. Il le suivit et pénétra jusqu’à une éclaircie. Il fit prendre le galop à sa bête et s’enfuit tant qu’il put, ivre de vitesse, comme s’il voulait fuir cet ennui qui l’obsédait. Mais toujours, il voyait Adèle, Adèle aux yeux de velours caressants de tendresse, toujours, il entendait la voix musicale ; toujours il avait la hantise des lèvres rouges baisées déjà, à deux reprises. Ces deux baisers passionnés le troublaient. C’était la première fois qu’il avait embrassé une femme et il s’étonna lui-même de son audace.

Passé l’éclaircie, un autre petit sentier sous bois s’offrait à lui. Il était étroit, encombré de corps d’arbres. Sans savoir où il le conduisait, il le suivit. Il montait à pic. Quelquefois, un tronc d’épinette lui faisait un rempart. Sous les sabots du cheval les roches et les mottes de terre dégringolaient avec un bruit mât. Une rumeur confuse se fit bientôt entendre. Le sentier tournait à droite, et arrivait à un ruisseau qui le barrait. Plus loin, il continuait à s’enfoncer sous bois en montant. Julien descendit de cheval, fit boire sa bête, la laissa reposer un peu et alluma une pipe. La rumeur assourdie de tantôt était maintenant plus formidable. Il devait y avoir une chute tout près. Il examina le ruisseau, vit qu’on le pouvait traverser à gué, et quand le cheval fut assez reposé, il le prit par les rênes, et lui fit traverser le cours d’eau. Il examina le sentier. Il était rocailleux, et montait à pic, très à pic.

Il sauta sur sa bête, la serra contre ses genoux et la força à gravir la côte. L’animal soufflait. Impitoyable Julien la pressait d’avancer.

La rumeur grossissait sans cesse. Bientôt le cavalier aperçut un filet d’écume blanche entre les feuilles des arbres. Une cascade était tout près. L’eau s’échappant d’une hauteur de cinquante pieds décrivait entre les roches des dessins fantastiques.

Julien s’arrêta. Il contempla longuement ce paysage. Il laissa ses oreilles se bercer du bruit formidable et monotone. Au bas, des troncs d’arbres entremêlés flottaient sur l’eau, il descendit jusque là pour embrasser la vue entière dans un simple coup d’œil. De l’autre côté, sur le roc taillé droit comme un mur de pierre, de petites fleurs au calice bleu en forme de clochette, des ancolies sauvages, puisaient à la mousse accrochée aux fentes du rocher, leur sève nécessaire. Elles étaient jolies, délicates sur leur tige et si graciles.

Julien songea qu’elles feraient un joli bouquet à offrir. Il songea aussi à la difficulté de les aller cueillir et cela le décida de tenter l’aventure. Le bouquet n’en aurait que plus de valeur. Aux prix de grands efforts, il réussit à traverser sur les troncs d’arbres. Puis se déchirant les mains jusqu’au sang à même la pierre rugueuse, au risque de se casser le cou, il escalada le rocher. Il souriait seul des périls qu’il venait de traverser pour le plaisir rare d’offrir un bouquet unique. Muni de son butin précieux, il s’aventura derechef sur les troncs flottants. Un faux pas, il tomba à l’eau. Une branche pointue accrocha sa chemise, la déchira et érafla la chair sur une