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Les Chantal étant partis du matin, Julien n’ayant rien de mieux à faire, voulut être de la partie. Il alla trouver Germain :

— Prenez mon nom… Nous revenons ?…

— Pour souper, l’on ne s’arrête nulle part.

Vers deux heures le quai commença d’être envahi. Des jeunes filles arrivaient avec, qui, un manteau sous le bras, qui un chandail. Des jeunes gens suivaient. Des mères de famille surveillaient leurs enfants comme des poules couveuses leurs poussins, avec le même air préoccupé. Des propos se croisaient dans l’air :

— « Jacques, ne va pas si au bord, tu vas tomber. »

— La goélette vient-elle ?

— Pourrons-nous tous monter ?

— Combien sommes-nous ?

— Quarante-huit.

Sortant du Gouffre, en face de la Baie St-Paul, l’on vit un petit point noir se diriger vers les Éboulements. Il avançait assez vite en grossissant à vue d’œil. Le mât se dressait vierge de sa voile.

L’eau était calme. Pas un ride n’en troublait la surface.

— Ça prend combien de temps pour faire le tour ?

— Tout dépend. L’an dernier, nous avons pris trois heures.

— Ce soir, qu’est-ce qu’il y a au programme demanda Mme Jacob, une jeune veuve très jolie et autour de laquelle évoluaient quelques jeunes hommes et d’autres plus âgés. C’était une personne qui, sous des dehors de coquetterie, était désespérément honnête. Elle ne devait pas dépasser la trentaine. Elle était fraîche comme une rose, et comme une rose attirait autour d’elle tous les frelons qui n’auraient pas demandé mieux que d’être « le frelon nacré que la rose enivre en mourant » comme dans le vers de Musset.

On la disait fort amoureuse d’un médecin dans la force de l’âge : le docteur Lucien Berthelot, que le surmenage avait forcé au repos. Le docteur Berthelot avait quarante-deux ans ; il était laid, mais d’une laideur qui n’avait rien de repoussant ; c’était au contraire une laideur originale. Il était de taille moyenne, sec et maigre. Tout était osseux et anguleux chez lui, sauf son caractère, avenant et aimable. C’était un homme de beaucoup d’esprit et dont la conversation piquante, sans malice, offrait un charme rare.

— Je ne sais pas, chère madame Jacob, je sais que demain nous avons un concours de tennis.

— Je parie sur Mathieu Lalonde, fit Thérèse LeSieur.

— Que pariez-vous, mademoiselle, demanda Mathieu.

— Je ne sais pas encore… Tiens… un baiser… si vous gagnez. Et toi, Adèle, paries-tu sur quelqu’un ?

— Je ne sais pas encore. Quels sont les joueurs ?

— Tout le monde est invité à concourir.

— Monsieur Gosselin, jouez-vous au tennis, dit-elle, comme celui-ci faisait son apparition près de l’embarcadère.

— Quelquefois…

— On ne vous a jamais vu sur le court depuis que vous êtes ici. J’embrasse le gagnant du concours de demain, cria-t-elle de façon à ce que tout le monde l’entende.

— Je m’inscris, dit alors simplement Henri Gosselin.

Chacun le regarda étonné. En effet on ne l’avait vu prendre part à aucune joute depuis le commencement des vacances. Sa décision venant après l’enjeu offert par Adèle paraissait des plus curieuses. D’aucuns essayèrent de scruter sur son visage ses pensées secrètes ; le visage demeure impénétrable.

— Avez-vous une allumette, docteur, fit-il, en sortant un cigare de sa poche.

Il alluma, tira quelques bouffées et les mains dans ses poches fit quelques pas sur le quai.

La goélette amarrait.

Le père Bouchard, un vieux loup de mer, était à l’arrière. Il avait une figure énergique avec deux yeux noirs, sous des sourcils épais et une grosse moustache. C’est ce qui ressortait davantage dans sa physionomie, ses yeux et sa moustache. À l’avant, un jeune homme d’une vingtaine d’années, au regard vague, mélancolique, aidait à la manœuvre.

La goélette, longue d’une soixantaine de pieds, n’avait pour tout ameublement que des bancs de bois à l’arrière. Un moteur à gazoline servait à la faire mouvoir dans le temps calme ; il était enfermé dans une espèce de cabanon. Sur le dessus des gens s’étendirent, de chaque côté, des contre-dos. C’était la meilleure place pour voir, puisque la plus élevée.

Par un hasard où la volonté de la jeune fille était pour quelque chose, Julien se trouva placé à une extrémité, à côté d’Adèle Normand. Il songea d’abord à changer de place, mais réfléchit que cela était ridicule, qu’il était assez fort pour ne pas craindre la présence d’une jouvencelle.