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Et comme de fait, le soir même, alors que tout le monde était réuni dans la salle de danse, il ne refusa pas l’invitation qu’on lui fit :

— Vous m’accompagnez, Yvonne ?

— Qu’allez-vous chanter ?

— La chanson de la Glue.

— Pas ça ! D’autre chose plus gai.

— Non, c’est tout ce que je chante.

Le piano était dans un coin. On avait transporté des chaises dans la salle. Elle était comble et des gens avaient dû s’installer dans le hall à côté. Une lampe à acétylène projetait une lumière blanche et forte. Il demanda qu’on l’enleva pour la remplacer par une simple lampe à huile, posée sur le piano. Elle n’éclairait qu’un coin de la pièce : tout le reste était plongé dans la pénombre.

Les premiers accords commencèrent. D’une voix de baryton riche mais au timbre métallique, Julien commença :


Il était une fois un pauvre gars
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Il était une fois un pauvre gars
Qui aimait celle qui ne l’aimait pas.


Cela fut dit avec une espèce de rage concentrée qui fit passer un frisson parmi les spectateurs. Les croisées ouvertes laissaient pénétrer les bruits assourdis de la nature endormie. On entendait, mais faiblement, le clapotement de l’eau. Il ventait. Les arbres qui ombragent le parterre se tordaient en gémissant.

Cette figure pâle, immobile, que n’animaient que deux yeux brillant de fièvre, avait dans cette quasi obscurité quelque chose de fantastique.

Julien possédait une très jolie voix. Au collège, c’était le soliste attitré de toutes les grandes messes et pas une séance publique n’avait lieu sans qu’il y allât de son numéro de chant.

Il continua :


Elle lui dit : Apporte-moi demain
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Elle lui dit : Apporte-moi demain
Le cœur de ta mère pour mon chien.

Vint chez sa mère et la tue
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Vint chez sa mère et la tue
Il lui prit le cœur et s’encourut.

Mais comme il courait, il tomba
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Mais comme il courait, il tomba
Et par terre le cœur roula.

Mais en roulant, il lui dit :
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Mais en roulant, il lui dit :
T’es-tu fait mal mon enfant ?


Il chanta cette dernière phrase faiblement, comme dans un soupir, avec dans la gorge un sanglot d’émotion. Et pourtant ses traits ne bronchèrent pas. Aucune manifestation de ce qui se passait en lui. Et les auditeurs et les auditrices l’écoutaient, étonnés et intrigués à la fois de ce contraste entre la fixité du visage et l’âme que le chanteur mettait dans chacune des paroles dont il faisait ressortir les nuances en artiste qui vit ce qu’il dit.

Les derniers accords du piano s’étaient tus. Un silence où il y avait un peu de malaise régnait dans l’assistance.

Finalement, Mathieu, ému lui-même, cria en battant des mains :

— Bravo ! Bravo ! Bravo ! Encore !

Ce fut le signal. On réclamait de partout un autre morceau. Julien s’esquiva d’abord, mais devant l’insistance manifeste, et grisé de son succès — malgré sa misanthropie, il était homme sensible aux hommages — il chanta en rappel l’Arioso de « Benvento Cellini » de Diaz.

De ce soir, sa réputation d’artiste fut consacrée et il devint pour tout le monde un personnage encore plus mystérieux et plus énigmatique.

La chanson de la Glue, dite avec tant d’âme, ne manqua pas d’avoir créé une impression très forte. D’aucun en vinrent à soupçonner dans la vie du jeune homme un drame d’amour qui l’avait ravagé, et avait tué, avec le sourire au bord des lèvres, le goût de la sociabilité.

Quant aux Chantal, ils se réjouirent de cette soirée. Que Julien ait consenti, devant un public restreint il est vrai, mais un public quand même, à se dépouiller de son caractère d’indifférence, cela augurait d’un changement d’idées avantageux.

La vie à la campagne, sans heurts, sans secousses, salutaire pour le corps lui faisait un bien sensible et le rattachait un peu à l’existence.

Ce que Paul et sa femme lui souhaitait, c’était une passion qui le prendrait tout en-