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— Venez voir un homme audacieux ! cria quelqu’un, au « Castel de la Rive ».

Quelques personnes s’avancèrent vers le coin de la galerie d’où l’on apercevait la mer. Éclairé par la lumière blanche de la lune, la stature de Julien Daury se profilait impressionnante. Il était très droit et son immobilité le faisait ressembler à une statue grecque.

— Qui c’est ? demanda Thérèse Lesieur.

— Ce doit être M. Gosselin, répondit Yvonne Chantal.

— En effet, c’est lui, reprit son mari. Il se proposait de se baigner ce soir.

— C’est un bel homme, répliqua Albert Germain.

En entendant prononcer le nom de Julien Gosselin, Adèle Normand rejoignit le groupe.

Sans savoir qu’il était devenu un point de mire, Julien faisait des exercices de gymnastique suédoise. Ses mouvements étaient rythmés comme un poême. Au bout de quelques minutes, il respira plus profondément en se dilatant davantage la poitrine. Il était parfait de lignes, bien musclé, grand de taille, imposant de maintien. Puis il prit sa course, enjambant une roche assez haute, se jeta à l’eau et nagea durant une dizaine de minutes.

— L’eau ne doit pas être chaude, ce soir, surtout au bout de la batture, dit quelqu’un.

— Il fait l’effet d’être un bon nageur.

— Gosselin peut nager ses cinq milles facilement, répliqua Paul Chantal.

— À propos, M. Chantal, il est bien mystérieux votre ami. Il ne parle à personne. Il passe ses journées seul. On dirait qu’il y a eu un drame dans sa vie, demanda Adèle Normand, qui subissait de plus en plus la fascination de cet homme.

— En effet, mademoiselle, il y a un drame dans sa vie.

On entoura Chantal.

— Contez-nous cela.

— Impossible ! C’est un secret qui lui appartient et que je n’ai pas le droit de divulguer.

— Que fait-il à Québec ?

— Il est avocat.

— Pratique-t-il ?

— Pas depuis quelque temps. Il est enclin à la neurasthénie. D’ailleurs, il est assez riche, orphelin de père et de mère, et n’a aucune obligation.

Il en avait dit assez pour échauffer les imaginations féminines.

— Mesdemoiselles, la charade commence.

L’essaim des jeunes filles envahit la salle, suivies de près par leurs chevaliers servants.


VII


Toujours à l’écart des autres, Julien devint aux yeux de tous un personnage intéressant. Il devint un espèce de héros, un être d’une essence à part. Les Chantal partaient dans deux jours, le dimanche soir.

Le mari devait recommencer sa besogne au Parlement le lundi suivant. Ils essayaient par tous les moyens de distraire leur ami. Même avec eux, il était refermé. Paul devinait un peu la cause de cette humeur, et se reprochait presque d’avoir invité son ami à partager ses vacances.

Il lui fit même part du commencement de remords qui l’agitait.

— Tu n’as pas besoin de te tracasser, dit Julien. Je n’ai jamais été aussi bien que depuis mon arrivée au milieu de vous. Je me sens rajeuni et quand je retournerai à Québec, il est presque probable que je retournerai à mon bureau d’avocat. Tu ne peux pas me demander d’être exubérant ni gai. Ce n’est pas en moi. Je vis au grand air, je me délasse, j’emmagasine des forces, je vois la vie moins sombre et l’avenir ne me fait pas peur.

Et comme pour lui permettre de prouver que ce qu’il avançait était juste, un cri partit près de lui :

— Un cheval à l’épouvante !

En effet, une bête affolée par le train de freight qui passait sur la voie ferrée, distante de la route carrossable de quelques pieds seulement, s’élançait au grand galop, l’écume à la bouche. Dans la voiture, une vieille femme criait éperdument.

Descendre l’escalier en deux bonds, se planter au milieu du chemin, saisir l’animal à la bride et le mâter par quelques vigoureux coups de guide qui lui cassèrent la gueule, fut pour Julien l’affaire de quelques secondes. Il monta dans la voiture et reconduisit l’équipage devant le magasin de Rodolphe Bédard, où le possesseur était en marché de faire ses emplettes.

Il revint à l’hôtel et comme Chantal le félicitait, il lui répondit avec un sourire, le premier qui depuis bien longtemps eut passé sur ses lèvres :

— Tu vois que ma misanthropie s’en va ! Et pour te le prouver, je vais chanter au concert que Germaine a organisé pour ce soir aux Laurentides.