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— Non. On dirait qu’il a la figure gelée. Je crois qu’il ne doit jamais rire.

— Il y a un moyen facile de savoir qui c’est. Nous n’avons qu’à regarder dans le régistre.

— C’est vrai.

Elles s’approchèrent tous deux de la petite table et déchiffrèrent plutôt qu’elle ne lurent : Henri Gosselin, Québec.

— Connais pas. Il vient de Québec et c’est un jeune homme. C’est étrange qu’on ne l’ait jamais rencontré à Québec ?

— Pourtant, il me semble avoir déjà vu ses yeux là quelques part… Avec une pareille figure d’enterrement, ce ne doit pas être un homme à fréquenter les salons ni le monde.

— Ce serait intéressant de deviner son secret. Un homme aussi jeune, n’a pas l’air si grave ni si triste sans cause. Je vais m’avancer pour nous le faire présenter, dit Thérèse.

Les Chantal et Julien étaient assis à un coin de la galerie. Yvonne brodait, Paul lisait le journal et Julien feuilletait un numéro de l’Illustration trouvé sur le manteau de la cheminée.

— Suis-moi, continua Thérèse. Je vais te présenter aux Chantal et ceux-ci nous présenteront leur ami. Bonjour Mme Chantal, bonjour M. Chantal. Permettez-moi de vous présenter ma meilleure amie, Adèle Normand, qui vient de finir l’été au milieu de nous.

Le jeune couple salua et Paul présenta à son tour l’avocat sous son nom d’emprunt : Henri Gosselin.

— Nous ne sommes pas des inconnus, M. Gosselin et moi, répondit Adèle. Nous avons fait une partie du trajet ensemble.

— En effet, nous ne sommes pas des inconnus, répliqua-t-il sèchement.

Les jeunes filles, piquées par la curiosité, essayèrent d’amorcer la conversation. Julien demeura impénétrable. Il continua de s’absorber en apparence dans la lecture de sa revue et finalement prit congé du groupe en s’excusant. Il monta à sa chambre sous prétexte de lettres à écrire.

Il était agacé, un peu énervé. Il s’étendit sur le lit, les deux bras repliés sous sa tête. Il resta là pendant plus d’une heure. Décidément cette Adèle l’intéressait par la haine qu’il lui portait. Il sentait cette haine se développer davantage. Les grands yeux bruns, lorsqu’ils rencontraient les siens le troublaient. La voix musicale, fluide, claire comme une eau qui s’égoutte entre les rochers, lui produisait une sensation inexprimable. Elle le charmait et en même temps il ne pouvait s’empêcher de détester encore plus profondément celle qui la possédait. Il la comparait à une sirène s’endormant par la magie de ses chants, pour l’attirer plus infailliblement dans les pièges qu’elle tendait.

Julien n’avait jamais aimé. Aucune femme, dans sa vie, n’était passée. Amoureux de l’étude, les seuls rêves qu’il avait nourris, étaient des rêves d’orgueil. La possession de connaissances chaque jour plus étendues, le développement de ses forces physiques, une maîtrise complète de sa volonté, tel, toujours, avait été son objectif. Ce n’était pas un sentimental, ni un tendre. Il n’apercevait dans la vie qu’une lutte incessante. Parfois des instincts de brutalité se réveillaient en lui. Dans ces moments là, il devenait l’être primitif, capable d’écraser à sang-froid qui se serait jeté en travers de sa route. L’obstacle l’exacerbait et sa plus grande volupté était de le vaincre. Au fond il était comme un volcan. C’était un passionné. Mais il avait sa volonté, volonté puissante, qui domptait jusqu’à ses moindres pensées, jusqu’aux moindres battements de son cœur, qui contrôlait chacune des émotions dont il aurait pu être la proie.

Sa volonté, il l’avait tendue dans un effort violent.

Depuis hier, en lui, des pensées contradictoires se combattaient ; cette jeune fille qu’il détestait ne pouvait pas lui être indifférente. Il la détestait doublement depuis quelques minutes parce qu’il venait de comprendre l’empire qu’elle pouvait exercer sur lui.

Malgré le tragique de la situation, malgré tout ce qu’il avait d’intensément macabre dans cette constatation, il éprouva un sentiment mal défini de soulagement à songer que son père était mort. Lui vivant, lui amoureux d’Adèle, la haine qu’il portait à la jeune fille, il l’aurait déversé sur son père. Si l’irréparable n’avait pas eu lieu, il l’aurait aimé. L’instinct, il le comprenait. Des liens mystérieux l’enchaînaient à elle. Mais entre eux maintenant il y avait lui ; il y avait le père, aperçu dans un lit, défiguré, ensanglanté, abattu dans la force de l’âge, et qui se dressait, et qui se dresserait.

Narguant la fatalité, Julien eut un sourire triste qui déforma ses lèvres.

Il fit surgir du passé, l’image altérée qu’il chérissait ; il se rappela certain baiser sur