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Une commotion dans tout son être fit frissonner le jeune homme.

C’était elle !

Il n’y avait pas moyen d’en douter. Il la reconnaissait et, phénomène assez bizarre, il se sentit attirer vers elle. Il y avait comme une affinité mystique entre eux. Ses yeux d’abord durs comme l’acier s’adoucirent graduellement… mais bientôt, ils redevinrent fixes. Il y avait comme une petite flamme rouge qui les animaient et qui fit frémir la jeune fille.

Elle baissa la vue.

— « Quelle coïncidence étrange ! pensa Julien. Si j’avais lu cela dans un roman, j’en aurais ri ». Et aussitôt, il décida de descendre où elle descendrait, d’abdiquer sa personnalité pour quelques temps, de faire payer à celle qu’il appelait toujours « la meurtrière » chacune des larmes qu’il avait versées et, qu’avant lui, son père avait versées. Le garçon apporta les plats sur la table, ainsi que la bouteille de vin. Julien se versa une rasade qu’il avala d’un trait et tout en surveillant son ennemi, il fit honneur au souper.

Le conducteur venait de passer, annonçant Baie St. Paul. La jeune fille s’était levée. Julien la suivit. Elle s’installa dans l’un des chars-parloirs. Le fauteuil voisin était vide. Il s’y assit. Il remarqua que sa démarche était élégante et qu’elle avait une taille superbe. Elle était vêtue d’un léger costume gris en jersey.

Une écharpe mauve et un petit chapeau de la même nuance complétaient sa toilette.

À la Baie St. Paul, elle demeura assise à son siège sans bouger.

Julien respira d’aise, et se tournant vers elle, toujours impassible, il lui demanda de sa voix métallique dont la tonalité glaçait :

— Sommes-nous loin des Éboulements, Mademoiselle ?

— C’est la station suivante. Est-ce là que vous allez ?

— Oui.

— Moi aussi, fit-elle avec un sourire, qui le troubla. Mais il se raidit et commanda à son cœur de n’éprouver aucune émotion.

— Les Éboulements, cria le conducteur. Le jeune homme alla chercher ses bagages qu’il transporta sur le marchepied.

Le train stoppa.

Il en descendit, aperçut Paul, lui serra la main, et de suite lui demanda de ne pas prononcer son nom :

— Je ne m’appelle plus Julien Daury, du moins pour un temps. Je t’expliquerai pourquoi plus tard.

— Bonjour Adèle ! crièrent deux voix fraîches de jeune fille.

Il se retourna et vit la nouvelle venue se jeter dans les bras de ses amies et les embrasser.

— Pitoune !

À cet appel lancé par Chantal, un petit bonhomme d’une quinzaine d’années, aux cheveux embroussaillés qui pendaient hors de la casquette, aux yeux singulièrement vifs, s’avança avec assurance.

— Où vous voulez-t-y que je vous mène, fit-il en enlevant d’entre ses dents, une énorme pipe où il fumait du tabac canadien acre et fort.

— À l’hôtel des Laurentides.

— Attendez moé une minute, j’vas approcher mon joual.

Déjà l’animation cessait graduellement à mesure que les gens désertaient le quai de la gare et que les autos et les voitures se dirigeaient, soit vers les différents hôtels soit vers le village dressé à trois milles plus haut, sur le sommet d’une côte, à douze cents pieds d’altitude.

L’hôtellerie des Laurentides est située face à la mer. Une véranda en fait le tour. En entrant, l’on pénètre dans un petit hall qu’une grosse cheminée en cailloux des champs enjolive. Quelques hôtes après le souper y devisaient où y potinaient, d’autres étaient dans la salle à manger à terminer leurs repas, d’autres, sur la véranda.

Sur le chemin, les jeunes gens et les jeunes filles se dirigeaient vers le bureau de poste. L’heure de la malle est toujours attendue avec impatience, même en villégiature, l’on pourrait dire, surtout en villégiature.

En entrant dans le hall, Julien aperçut la jeune fille du train, avec ses deux amies. Elle signait son nom sur le registre posé sur une petite table, dans un coin de la pièce.

Il se rendit à son tour et lut distinctement, de cette même écriture qu’il connaissait bien, le nom qu’il lui tardait de savoir : Adèle Normand.

Le propriétaire de l’hôtel s’approchait.

La jeune fille lui demanda s’il avait une chambre à sa disposition.

Elle le suivit à l’étage supérieure, dans une bâtisse annexée au corps principal de l’hôtellerie.

Paul et Julien, demeurèrent seuls.

— As-tu soupé ?