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criture qu’il connaissait bien, un peu carrée mais sans fermeté : il retrouva des photos qui lui aideront à découvrir l’identité de la « meurtrière ». C’est ainsi que mentalement il nommait la jeune fille qui incarna en elle les rêves tardifs d’amour de Paul Daury.

Durant cette soirée et cette nuit passées à la lecture de ces lettres et à la contemplation de la jeune fille dans les différentes poses que les portraits de Kodak avaient immortalisées, il fut la proie d’un sentiment étrange et complexe. Sa personnalité l’abandonna. Il se dédoubla. Il devint un autre, l’autre, le disparu. Il pensa avec son cerveau, il vibra avec son cœur.

Les lettres, sur papier saumon, il les lut toutes depuis les premières, banales, jusqu’à celles qui précédèrent les dernières, celles-là chaudes, pleines d’amour : et au fur et à mesure, il s’imbibait des sentiments exprimés. Il avait mis les portraits devant lui et se surprenait à les considérer avec douceur. C’est qu’elle était jolie, assez grande, d’une taille dont la souplesse et l’élégance se devinaient malgré l’immobilité des poses. Et elle avait des yeux qui ensorcelaient, des yeux larges, aux cils longs, rêveurs, magnétiques et troublants. Il comprit la passion de son père pour cette Adèle. Elle s’appelait Adèle, c’est tout ce qu’il put savoir. Les lettres n’étaient signées que de ce prénom ; les dernières : « ton Adèle qui t’adore ».

Et à les lire, la passion d’amour le gagnait. Il vivait un rêve éveillé, un rêve étrange. Il n’était plus lui. Et l’amour le pénétrait à son insu, au fur et à mesure que la lecture avançait.

Deux semaines avant le matin fatal, elle lui avait écrit : « Oui Paul, je vous aime, vous n’en doutez pas ». Elle lui disait qu’elle pensait à lui, toujours, que jamais elle ne l’oublierait. Et dans la lettre suivante, la dernière lettre d’amour, il lut cette phrase : « Je vous laisse avec la plus grande espérance qu’il est possible à un homme d’avoir sur terre ». Puis c’était des mots empreints de froideur, puis sans transition, sans explication aucune, elle cessa de donner signe de vie. Les lettres de l’homme revenaient non décachetées.

L’amour que Julien commençait à ressentir fit place à la haine ; la même haine passionnée l’envahit comme au soir du jour douloureux. Il décacheta les enveloppes. Il vit l’orgueil foulé aux pieds. Il vit des larmes qui faisaient des ronds sur le papier.

Et là, debout, regardant devant lui, il brandit le poing vers un ennemi imaginaire, et ses yeux, mauvais, durs, presque cruels fouillaient devant lui comme pour chercher quelqu’un d’invisible et qu’il ne trouvait pas. Il ramassa les portraits, les examina longuement pour graver dans sa tête les traits abhorrés, réunit les lettres dans un paquet, les jeta dans la cheminée et y mit le feu.

Elles crépitèrent quelques instants. Une flamme joyeuse s’en éleva qui s’éteignit bientôt misérablement. Il ne resta plus que des débris noircis, des cendres presque impalpables et qui constituaient le symbole de ce qui avait existé.

Et de ce jour, sa haine de l’humanité devint plus grande. Le sourire sur ses lèvres mourut pour ne plus renaître. Ce qu’il y avait de bon en lui s’atténua pour faire place à une dureté de cœur impénétrable. Les traits devinrent plus impassibles.


IV


Comme mai avait passé, juin passa. La chaleur commença de se répandre sur la ville, et, en même temps, comme une nuée de barbares, les touristes étrangers envahirent Québec. Les citadins avaient fui vers les campagnes environnantes ou les plages qui s’échelonnent chaque côté du grand fleuve jusqu’à Gaspé.

Québec perdait de son air coutumier. Dans les rues, des femmes, vêtues de knikerbocker tendaient par leur démarche et leur costume masculin à faire oublier le charme de leur sexe. La Terrasse n’était plus que le rendez-vous de Yankees de tous genres dont le costume débraillé au suprême semblait le complément indispensable du voyage.

Julien s’ennuyait. Il n’osait sortir et la chaleur du jour engouffrée dans la maison rendait plus pénible le sommeil de la nuit.

Depuis deux jours, les Chantal étaient partis en vacances, aux Éboulements, place de plus en plus en vogue et où se trouvent réunies les beautés naturelles les plus grandioses ; la mer, la forêt et la montagne.

Ce matin-là Julien avait reçu une lettre de Paul. Il lui contait que son séjour à la campagne le reposait et le rajeunissait et