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LE MIRAGE

Elle ne désespéra pas, et à chaque soir, après sa prière, elle récita une dizaine de chapelet à l’intention de Fabien.


XVI


Pendant le trajet à la gare, Fabien, comme son père, avait eu la conviction qu’entre eux les paroles avait élevé la muraille infrangible où se briserait leur orgueil réciproque.

Il récapitula en son imagination les divers incidents de cette querelle stupide qui avait amené cette brusque rupture.

Pas une fois, durant le voyage, il ne se retourna. Il n’examina rien sur son passage. Le paysage pourtant familier, lui apparut étranger, indifférent.

À ceux qui le rencontraient sur la route, le saluant d’un air déférent :

— Bonjour Monsieur Fabien.

Il se contentait de répondre sec.

— Bonjour.

Et il se replongeait en lui-même, s’absorbait dans ses projets d’avenir, s’efforçant de bannir le passé de sa mémoire.

De St-Chose, il n’emportait que le matériel, les deux mille dollars qu’il avait acceptés sans vergogne.

Pour s’excuser, pour se justifier vis-à-vis de lui-même, il considéra cette somme comme un prêt, bien décidé à la remettre dès la première occasion. Il ne doutait pas qu’elle fut reprochée. Quant à son cœur qu’il lui fallait durcir, les événements s’étaient chargés d’accomplir pour lui cette besogne.

Parfois, il lui venait des instincts de férocité. Il détestait tout le monde, jusqu’à Suzanne, jusqu’à Lucille et se figurait à lui-même d’être impitoyable en affaires, brutal, cruel s’il le fallait.

Son idéal, à cette minute là, se réduisait à pouvoir ruiner une famille entière sans éprouver aucune pitié.

L’homme qui atteint ce point culminant d’insensibilité, celui-là seul peut se dire débarrassé des entraves qui ralentissent sa marche vers le succès. Il ne pensait plus qu’à cela : le succès, et une hâte fébrile le tenaillait de se lancer au plus tôt dans la mêlée, de hurler, de mordre, de déchirer et de s’acharner à la curée.

À la gare, un jeune homme de Saint-Chose lui adressa la parole.

Hargneux, il lui répondit, le laissant hébété de surprise.

— Qu’est-ce que tu me veux ! Fiche moi la paix.

Il prit son billet et le chapeau rabattu sur les yeux, il s’assit sur un banc, où il parut s’absorber dans la contemplation d’un point, toujours le même, sur le plancher du quai.

Le cri strident du train, annonçant son arrivée, le tira de ses réflexions. Il se leva, jeta un long regard aux choses qui l’environnaient comme s’il en voulait prendre possession, et les yeux humides, par un accès de sentimentalité qui le gagna soudain, il s’embarqua dans le convoi qui l’amenait à sa destinée nouvelle.

Il le parcourut en tous sens, cherchant s’il ne trouverait pas une figure amie, une connaissance avec qui causer. Il éprouvait un besoin d’épanchement, un besoin de fuir la solitude qu’il sentait l’envelopper de toutes parts au point de l’écraser sous son poids.

L’être le plus fort éprouve de ces faiblesses. Il y a des moments où l’on s’agenouillerait auprès d’une femme pour pleurer, des moments qui suivent, la plupart du temps, les minutes d’exaltation, où l’on voudrait ouvrir son âme, se confier, se faire petit enfant. La réaction de la crise se produisait. Sa colère s’émiettait, et, en s’émiettant, elle permettait à la pitié de régner sur son cœur.

Si le train n’était pas parti, il aurait rebroussé chemin, serait retourné vers la maison paternelle, vers celui qui va vieillir là bas, sans qu’il soit là. Mais le train filait, filait, dévorant l’espace, traversant les champs, les rivières, les villages… sans aucun retour possible en arrière.

Que dira Suzanne ? Souffrira-t-elle ? Que pensera-t-elle de lui ? Lui jettera-t-elle la pierre comme il prévoyait que ceux de son village feraient ?

Il se promit de lui écrire ce soir même, et toutes les semaines. Elle lui avait promis de l’attendre. Il irait la prendre dans quelques années, avant même. Il montrerait que lui avait raison, qu’il n’était pas fait pour ce petit village, qu’il fallait à son talent et à son activité une scène plus vaste. Il montrerait qu’il savait, quand il parlait, ce de quoi il parlait et que le monde serait forcé d’accorder à Fabien Picard, l’attention qu’il méritait…

Le brouhaha de la rue, une fois qu’il fut à Montréal, lui fit oublier Saint-Chose et les siens. Il se reconnut chez lui. En foulant le sol de la métropole, il eut un sourire ironique et proféra entre ses dents :

— À nous deux maintenant !

Cette ville où il n’était rien, rien qu’un passant, il voulait la conquérir. Non dans vingt ans, non dans dix ans, non dans cinq. Mais de suite. Brûler les étapes. Ses scrupules s’en allaient.

Du Fabien Picard qu’il était, rien ne subsisterait que l’arriviste. Arriver ! C’était là son but.

Une limousine passait, avec un chauffeur en livrée. Il la regarda rouler et se perdre parmi les autres autos.

— Moi aussi, j’aurai ma limousine et mon chauffeur et l’on dira quand je passerai : « C’est Fabien Picard »…

Combien de jeunes gens, foulant pour la première fois le sol de la grande ville, n’ont-ils pas fait ce rêve ambitieux ! Quelques-uns, ont réussi. Mais les autres ! Les ratés ! Les innombrables ratés, qui ont vu la vie les meurtrir, les événements et la chance s’acharner contre eux, combien plus nombreux ils sont !

Serait-il de ceux-là ?

Il passa la nuit dans une chambre d’hôtel, se réservant pour le lendemain la recherche d’un logis.

Il voulait un appartement avec un living room assez grand pour recevoir quelques amis ; créer l’impression qu’on est à l’aise, c’est un peu créer la confiance ; donner l’illusion qu’on réussit est un moyen qui facilite la réussite.

Son plan de conduite fut vite adopté. Heu-