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LE MIRAGE

— J’ai deux mille piastres en banque. Je te les réservais. Ils sont pour toi. J’ai justement parlé au notaire Lafond. Il serait heureux de te céder sa place.

— Je n’ai pas l’intention de prendre son bureau.

— Hein !

— Mon affaire est toute trouvée. Je m’installe à Montréal… j’ai acquis un peu d’expérience dans la finance… Non ! Ça ne sert à rien. C’est irrévocable. Ne caressez pas la chimère de m’avoir près de vous.

Pour ne pas être tenté de s’attendrir, il allait au devant des coups. Cruellement, il détruisait l’une après l’autre les idées de son père. Avant qu’il ne formule des objections, il allait au devant.

Il savait ce qu’il s’ensuivrait de tristesse de cette explication définitive, qu’elle laisserait des traces de blessures lentes à cicatriser. Puisqu’il le fallait, autant tout de suite que plus tard.

Atterré, le père Ignace ne répondait pas. Il songeait à ce qu’il dirait au notaire Lafond vis-à-vis duquel il s’était presque engagé.

— Voyez-vous, Papa, vous devriez savoir que je ne suis pas pour m’abrutir toute ma vie, dans ce trou. Car c’est un trou, Saint-Chose.

— J’y ai bien vécu jusqu’ici moi, et j’ai fait assez d’argent pour te faire instruire.

— Me reprochez-vous mon instruction.

Les choses s’envenimaient.

— Non… mais…

— Mais quoi ! Par égoïsme, pour satisfaire votre vanité puérile, vous voudriez m’avoir près de vous, pour me montrer comme dans un cirque où l’on fait faire leurs finesses aux perroquets.

Une fois lancé il n’était plus maître de lui. Prévoyant de la résistance, il s’était exaspéré lui-même à froid, et maintenant il parlait, parlait sans savoir ce qu’il disait. Il parlait contre son cœur qu’il forçait à se taire. Il croyait voir Lucille Mercier l’encourager. Pourtant, la veille, il avait avoué à Suzanne qu’il n’aimait qu’elle. Il ne s’avouait pas son inconséquence. Il ne réalisait pas plus l’incohérence de ses sentiments que la portée de ses paroles. Sa théorie de la vie, il la mettait en pratique. Il se disait, pour s’excuser, qu’il faisait l’expérience de son système.

— Non ! Non ! je n’ai pas gaspillé ma jeunesse pour n’être qu’un grand homme de petit village.

Le père voulut essayer la corde sentimentale, espérant qu’elle vibrerait chez le fils.

— Et si pour moi, j’te demandais de sacrifier seulement quelques années.

— Je refuserais. Sacrifier quelques années, c’est sacrifier mon avenir. Je n’ai pas le droit, m’entendez-vous, pas le droit de vous écouter. Je veux plus que ce que vous voulez que je sois.

Le père Ignace ne répondit pas. Il se maîtrisait. Mais avec quelle peine, au prix de quelle effort. Il n’y avait pour le constater qu’à regarder la pâleur de ses joues, et le frémissement de ses narines, et le tremblement de ses mains.

Il se dirigea lentement, vers le petit meuble où il serrait ses papiers, en sortit un papier bleu et écrivit quelques mots puis signa de sa grosse écriture inculte.

— Tiens… Tu n’es plus mon fils. Voilà. Pour que tu ne dises pas que je t’ai nui… Je savais que ça arriverait de même… on me l’avait dit… Tu as honte de moi. J’ai honte de toi.

Fabien hésita, ne sachant s’il devait ou non accepter le chèque. Finalement, foulant aux pieds son orgueil, il tendit la main.

— C’est bien. J’accepte. Vous croyiez que je refuserais votre argent. J’en ai besoin. Je le prends je le ferai fructifier, et dans dix ans, dans cinq ans, je vous le rendrai avec l’intérêt, et l’intérêt composé. C’est une affaire. Un point, c’est tout. Puisque vous me chassez…

— Je ne t’ai pas chassé… c’est toi qui pars, qui te chasses toi-même…

— Vous me chassez… très bien… Vous avez votre vanité… moi… j’ai mon orgueil… je pars… je ne reviendrai plus…

— Il y a un train à 5 heures.

Il appela son homme engagé, toujours calme, mais d’un calme à faire peur, et lui demanda d’atteler.

— Tu conduiras Fabien au train de cinq heures.

Fabien monta à sa chambre, fit à la hâte sa malle, regarda une dernière fois les murs de sa chambre, témoins des rêveries de sa jeunesse, et descendit.

— Adieu papa…

— Adieu…

Il ramassa les débris de son propre cœur qui saignait. Il eut un moment l’intention de revenir en arrière. Non. C’est fait. C’est fait. Il considérait avoir remporté une victoire sur sa sensiblerie. Il venait de se débarrasser d’une entrave, l’entrave des affections familiales.

La voiture attendait. Sans regarder en arrière, il y monta. Le cheval partit au trot l’entraînant vers sa destinée.


XV


À peine Fabien était-il parti avec l’homme, que le père Picard se dirigea vers la fenêtre, et regarda, tant qu’il put l’apercevoir, la voiture s’enfoncer dans le lointain. À lui aussi, C’était son cœur qu’elle emportait avec ce fils ingrat qu’il ne voulait plus aimer.

Il lui en voulait de l’avoir forcé à dire les paroles irréparables. Il savait qu’elles l’étaient. Il se connaissait. Il connaissait Fabien. Tous les deux étaient dominés par le même orgueil qui les empêchaient de revenir sur leurs pas.

Pourquoi l’avait-il chassé ? Pourquoi s’être laissé emporter par un mouvement brusque de colère. Il se reprochait son impulsivité dont les conséquences commençaient à lui apparaître.

Aussi pourquoi son fils s’était-il acharné à détruire tous ses plans d’avenir ?

Ne l’avait-il pas choyé, comblé de bienfaits ?… Et c’est par une ingratitude qu’il le remerciait.

Quand il n’aperçut plus sur la route qu’un nuage vague de poussière, il se laissa tomber, accablé, sur une chaise. Autour de lui, et dans lui-même un grand vide se creusait qui jamais plus ne se comblerait.

Retirer ses paroles ? Jamais ! Fabien avait mérité son expulsion du logis paternel. Fabien n’était plus son fils…

— Est-ce au père à plier devant le fils ?… Mais la maison sera triste sans lui, sans l’espoir de