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LE MIRAGE

— Nous la dompterons ensemble.

***

Les jours coulent tranquilles, sereins.

Fabien est étonné de trouver un charme chaque jour plus grand.

— Ce n’est pas si ennuyant que cela, pense-t-il…

D’autant plus que, chaque soir, il fait jouer la clenche d’une certaine barrière, et qu’une certaine petite fille l’attend, avec qui il passe des heures douces…

Son penchant pour Suzanne grandit. Il devient de l’attachement.

Qu’est devenue Lucille Mercier ? Une indifférente ? Que lui importe ? Jamais à ses côtés il n’a éprouvé l’émotion qu’il éprouve. Son orgueil était flatté. L’aimait-il avec son cœur ? Si un revers de fortune anéantissait la fortune paternelle, si la maladie détruisait l’harmonie de ses traits ? Il ne la verrait plus. Il se l’avoue brutalement, cyniquement même.

Tandis qu’il souffrirait de la douleur de Suzanne.

Une ombre se profile au tableau. Il a appris qu’Hubert Desroches venait souvent. Il l’a même rencontré. Ils ne se sont pas parlé, se sont regardés comme deux ennemis.

S’il le pouvait !…

Les poings crispés, il bouillonne d’une rage intérieure.

Hubert est un colosse, tout en muscles et il ne serait pas bon de trop le molester. Cela l’humilie de constater que sous ce rapport, il lui est inférieur. Il se console vite. Suzanne n’a d’attention que pour lui. Hubert espace ses visites, ne vient plus. On ne le rencontre plus qu’avec Marie Bourdon. Tant mieux. Hubert souffre-t-il ? Quand même cela serait ? La réussite est fait de la souffrance des autres. C’est vrai en affaires. C’est vrai en amour.

Il y avait sur la terre du père Picard une pièce jamais labourée, à cause du trop grand nombre de roches qui s’y trouvaient. Jusqu’ici elle avait servi de pâturage pour les moutons. Mais depuis que monsieur Ignace avait abandonné cet élevage pour ne s’occuper que de son troupeau de vaches, elle ne servait à rien. Le sol pourtant en était fertile. Il était reposé, et engraissé à satiété. Le fumier de mouton est l’un des engrais les plus riches.

Il se propose de l’errocher, de la labourer et d’y semer du maïs d’ensilage…

Une journée, il partit avec son homme et Fabien, des pinces, des pioches, et un double de chevaux. C’était une journée très chaude.

Pour les gens habitués à travailler fort par n’importe quelle température, la tâche était facile, mais pour Fabien, déshabitué des exercices violents, le travail était ardu.

Mu par une sorte d’orgueil de tenir tête aux autres, il besogna avec acharnement. Les gouttes de sueur lui perlaient au front, sur la figure et par tout le corps. Il travaillait quand même, inconscient de la fatigue et de l’abattement qui s’ensuivit.

Quand il demeura quelques minutes immobile, le sang lui brûlait. Une soif intense venait de s’emparer de lui. Il n’y avait pas de source aux alentours. Il se dirigea vers la rivière, se coucha à plat ventre, et but goulûment à grandes gorgées. Il retourna vers la pièce et continua à travailler. Vers le milieu de l’après-midi, le temps fraîchit, le soleil se cacha derrière les nuages. Il frissonna, se sentant soudain mal à l’aise. Pour ne pas passer pour une femmelette, il se redressa dans un effort et continua sur la barre à faire pivoter les gros cailloux que le père encerclait d’une chaîne, et que les chevaux tiraient vers la ligne.

Mais le soir la fièvre le brûla. Il ressentait par tous les membres une lourdeur agaçante.

Il en fut quitte, sur l’avis du médecin, pour une semaine d’inaction et de repos. Il put mesurer à l’inquiétude qu’il causa, la grandeur de l’affection paternelle.

Tous les après-midi, durant les trois jours qu’il dut garder le lit, Suzanne le venait voir. Elle le soignait et pour faire paraître les heures moins longues, elle lisait à haute voix quelques passages de ses livres préférés. Il trouva bonne sa maladie. Elle lui faisait comprendre le dévouement des deux êtres qui lui étaient les plus chers au monde.

Quand il fut remis :

— Vous voyez, papa, que je ne suis pas fait pour les ouvrages durs. Les études m’ont rendu femmelette.

Le père ne dit rien.

Fabien avait peut-être raison. Ils n’étaient pas de la même trempe.

Il se résigna à le voir délaisser la terre. Ses conversations récentes avec le notaire Lafond lui avaient donné la quasi-certitude que ce dernier serait heureux d’abandonner son étude dans quelques années.

Quelle belle succession à recueillir pour Fabien.

Rien ne l’empêcherait, lui, quand l’âge viendrait le ployer davantage, de louer son bien, de s’établir au village, d’aller flâner par les magasins, et à la boutique de forge ou de faire sauter sur ses genoux des marmots roses et blonds.

Ce serait le digne couronnement de sa carrière en même temps qu’il se sentirait revivre en ce rejeton de la race qui grimperait une à une les échelles du succès :

Il serait un personnage encore plus considéré. Quand il passera sur la rue on dira :

— C’est le père de not’ député ; le père du notaire Picard.

Il souriait tout seul, le pauvre homme, à ces perspectives d’avenir, heureux que son fils soit remis d’une maladie qu’il avait cru plus grave.


XIV


« Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ». Les individus sont comme les peuples. La troisième année d’université de Fabien se passa sans incidents.

Il sortit peu, travailla beaucoup, remporta la palme sur ses confrères. Un chaînon de plus à la trame de ses succès.

Vingt-trois seulement. Notaire.

De la santé. Il l’avait prouvé l’an dernier en se relevant facilement d’une imprudence qui aurait pu avoir des suites fâcheuses. De belles