Page:Paquin - Le mirage, 1930.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
LE MIRAGE

lanterie. Ce ne vous va pas. Demeurez l’homme des cavernes ; c’est une personnalité qui vous convient.

— Vous me trouvez un paysan mal dégrossi.

— Au contraire, je trouve que vous perdez trop de votre type primitif.

— Et vous le regrettez ? Pourtant, c’est bien vous qui me conseilliez de devenir citadin.

— Je vous ai conseillé de sortir de votre milieu, mais en conservant les caractéristiques de vos origines. Faites-vous une personnalité à vous, bien à vous, et qui ne soit qu’à vous. La galanterie ne vous va pas. Abandonnez-là.

— « Cette leçon vaut bien un fromage ». Et je me permets en compensation de baiser le bout de vos doigts.

— Quand allez-vous à St-Chose ?

— Probablement la semaine prochaine.

— Votre petite voisine vous y attire !

— Quelle voisine ?

— Celle dont vous m’avez parlé l’autre soir. Vous ne vous rappelez pas. Vous deviez être gris.

Il rougit.

— C’est plus que probable. En tous cas, elle ne m’attire nullement.

Il mentait, et il le savait, parce qu’il pensait souvent à Suzanne. Cet après-midi, il pouvait l’oublier, envoûté qu’il était par le charme de Lucille, mais demain, mais après demain, le souvenir qu’il repoussait et chassait lui renverrait l’ovale pur encadré par l’opulente chevelure noire. Dans l’embrasure de la porte, Jules apparut.

— Bonjour Fabien. Tu viens te faire endoctriner par ma sœur ? Je te laisse. Et il disparut aussitôt.

— Mon frère est aussi désagréable que toujours. Lui, il a de la chance d’avoir son père. Sans cela, avec son peu d’énergie, il végéterait probablement.

— Pourtant, il aime la profession qu’il s’est choisie.

— La belle affaire ! Qui ne l’aimerait pas à sa place ? Du jour qu’il sera reçu avocat il est certain d’avoir comme client quelques-unes au moins des compagnies dont papa est le directeur. Aussi, n’aura-t-il aucun mérite à réussir… En voilà un qui prend la vie aisément.

— Quelle est votre conception de la vie ?

— Vivre c’est détruire ! La vie ne s’opère que par la destruction. C’est la loi dans la nature. Vivre c’est lutter ! Moi si j’étais homme j’aspirerais au premier poste.

— Vous ne savez pas si je n’y aspire pas comme vous. Croyez-vous que j’ai abandonné mon village pour végéter à la ville ? Chez moi, je serais le premier. Je serais maire, je deviendrais député rien qu’à le vouloir.

— Rien ne vous empêchera de le devenir.

— Ce n’est pas ce dont je rêve. Je rêve la richesse et la puissance. J’aspire d’autant plus à la richesse, qu’élevé, moi, pauvre relativement, bien que mon père soit probablement le plus riche cultivateur de Saint-Chose, j’ai été élevé parmi des fils de richards, au collège, et que j’ai souffert de la comparaison entre leurs conditions et la mienne. On dit que l’instruction nivelle tout. Pas l’instruction seule. Il y faut la richesse. Il y aura toujours une aristocratie. Si ce n’est l’aristocratie du sang, ce sera l’aristocratie de l’argent.

— Et l’aristocratie de l’intelligence, de la pensée ?

— Elle cède le pas.

— Vous parlez par rancune.

— C’est vrai. Je garde le souvenir cuisant de quelques humiliations de collège.

— Et vous prenez dès aujourd’hui votre revanche.

Cette conversation entre deux êtres jeunes et de sexe différent, ne pouvait durer longtemps sur ce ton. Les propos, piastres et arrivisme, manquaient trop de poésie pour soutenir longtemps l’intérêt d’une causerie.

Fabien ne voulant pas trop verser dans l’égotisme, essaya d’autres sujets. Il papillonnait de çà de là, cherchant quelque chose qui serait d’intérêt mutuel comme un insecte ailé vole de fleur en fleur avant de se déposer sur l’une d’elle et d’y butiner.

Le domestique roulant la table contenant le thé et les biscuits vint faire diversion.

Il plaça la table devant le divan et s’apprêta à verser le breuvage quand Lucille lui dit.

— Vous pouvez vous retirer, Pierre. Je servirai moi-même.

Elle tendit la tasse à Fabien, et alla s’asseoir à côté de lui sur le divan.

— Je vous ai parlé beaucoup de moi, mais vous, vous ne m’avez pas encore dit votre idéal.

— Je n’en ai point.

— Vos idées sur l’amour.

— L’amour je n’y crois pas. Le mariage ? une institution nécessaire. Un acte de l’état civil, comme vous dites en votre jargon légal ou à peu près. Quand je me marierai, je ferai un mariage de raison. Je marierai un homme dont je serai fière de porter le nom. En d’autres termes, j’achèterai par l’argent que j’apporterai le nom qu’il aura rendu ou devra rendre célèbre.

— Et puis après vous aimerez votre mari.

— S’il se montre capable d’inspirer de l’admiration, je l’admirerai.

— Être l’épouse d’un notaire, demanda-t-il en riant, cela vous sourirait.

Elle devint rêveuse, et répondit, le regard vaguant vers l’au-delà des jours actuels…

— Peut-être. Il y a des notaires qui sont des personnalités très puissantes. Si mon futur époux peut espérer se ranger dans…

— En ce cas, je pourrais espérer.

— Faites-vous recevoir d’abord. Faites votre marque ensuite.

— Vous me permettez d’emporter cet espoir avec moi.

— Je ne vous permets rien. Je vous ai déjà dit qu’on fait sa vie, et qu’on ne se laisse pas guider par la vie.

***

Grandi dans son estime, Fabien, ce jour-là, retourna à pied chez lui, la tête haute regardant les passants du haut de sa grandeur future. L’existence serait belle, s’il la faisait ce qu’il voulait…