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LE MIRAGE

Il lui restait le moyen de changer de bureau. Il possédait une expérience suffisante pour collaborer au travail du notaire qui retiendrait ses services.

Tel que proposé, tel que fut fait. Il eut le refus attendu et la chance de rencontrer un autre patron qui s’occupait beaucoup de finance et lui confia, bien rémunéré, un poste important.

Désormais, il pouvait desserrer davantage les cordons de sa bourse, il pouvait se produire davantage, et ne manqua pas de le faire.

Diverses conventions universitaires, l’une à Toronto, l’autre à Québec, le mirent en évidence. Ses discours furent reproduits dans plusieurs journaux. Il agrandit le cercle de ses relations et de ses connaissances.

Cette fin d’année lui fut heureuse. Il se rappellera toujours ces derniers mois de sa deuxième année d’université. Tout lui souriait. Jusqu’à l’amour. Il savait dans un coin de son pays un trésor, un bijou de jeune fille qui l’attendait, patiente, et plus près de lui, dans Montréal, au sein de la société la plus riche comme la plus élevée, il cultivait avec la troublante et séduisante Lucille Mercier la fleur dangereuse de l’amitié amoureuse.

Pour qui ne songe qu’au présent, cette double idylle ne manquait pas de charme. Fabien s’y délectait sans s’apercevoir qu’il se tissait les mailles d’un piège dont il ne se déferait qu’avec peine.

Jeu dangereux ! jeux cruel même et dont le dénouement brisera peut-être quelque cœur jeune et blessera quelque orgueil féminin. Risque aussi à prendre, de perdre tant en ne sachant pas choisir.

***

Jules Mercier avait assez bien défini sa sœur : une cérébrale. Lucille Mercier pouvait causer littérature avec un littérateur, peinture avec un peintre, musique avec un musicien. Elle se plaisait à ces conversations autant qu’une jeune fille ordinaire peut se plaire à causer de modes, de chapeaux, et de mille et un potins qui sont l’agrément des conversations féminines. Cependant, elle n’était pas bas bleu, pas le moins du monde. Elle demeurait femme, ce qu’il y a de plus femme, s’habillait avec un goût parfait, savait adopter à son type le genre de coiffure qui seyait le mieux ; avec cela, elle était mondaine, excessivement mondaine. Homme, elle aurait représenté l’idéal d’une race qui tend à disparaître : le boulevardier.

Elle aimait la vie, le mouvement. L’immobilité, la contemplation n’étaient pas son fait. Elle se complaisait dans toutes les manifestations physiques de l’activité humaine. Elle était de son âge. Elle était de son temps.

Les oies blanches de jadis ne sont plus de mode. Il n’y en a presque plus. Pour peu que cela continue, elles deviendront bientôt, un anachronisme, un objet de curiosité.

Elle considérait les sexes comme égaux ; et tout en étant foncièrement honnête, au sens que l’on attache à ce mot en l’appliquant à une femme, elle ne se gênait pas pour tenir, avec les jeunes gens, des propos plus ou moins audacieux.

D’avoir beaucoup sorti, d’avoir connu beaucoup de monde, d’avoir ébauché, pour le plaisir grisant de la conquête, sans penser à plus, nombre de flirts, ses facultés sensitives s’étaient émoussées. Si une belle toile représentant un coin pittoresque pouvait l’émouvoir en lui procurant une jouissance artistique, par contre, la vue de l’original, de la nature elle-même la laissait totalement indifférente. Si elle vibrait aux beaux vers des poètes qui ont magnifié en chantant la passion de l’amour, elle s’avouait par contre elle-même, incapable d’aimer. « Je n’aime que moi, disait-elle, et quand j’aimerai un homme, je croirai seulement l’aimer, je m’aimerai en lui. »

Elle aimait à deviner et à découvrir des talents nouveaux dont elle se faisait la coryphée. N’avait-elle pas déjà organisé une exposition de pastels et deux concerts ?

Les éloges que Jules lui avait faits souventes fois durant les années où il fréquentait le collège, de son confrère et ami Fabien Picard toujours premier en dépit des efforts réitérés de concurrents, l’avaient fait s’intéresser à ce jeune homme.

En lui disant qu’il n’avait pas le droit de se terrer dans son petit village, elle était sincère et conséquente avec elle-même… Elle se félicitait de l’avoir lancé sur la voie, de l’avoir arraché à son milieu obscur, pour le produire en pleine lumière. L’aimait-elle ? Non, puisqu’elle n’aimait personne. Cependant, il lui plaisait. Elle respirait comme un encens l’hommage de sa timidité vis-à-vis d’elle.

Par une intuition toute féminine, elle n’ignorait pas toute l’influence qu’elle pourrait avoir sur sa vie, elle n’ignorait que l’empire de son cerveau sur le sien, serait totale pourvu qu’elle le veuille asservir à sa destinée. Comme il le lui avait promis, le dimanche qui suivit, Fabien lui alla rendre visite.

Elle le fit pénétrer dans son boudoir à elle, attenant au living room et qui reflétait par le choix des meubles, des bibelots et des gravures, sa personnalité… À côté d’objets d’art, une raquette de Tennis, un secrétaire empire et plus loin un divan entouré de coussins aux couleurs les plus bizarres mais disposés de sorte que leurs nuances se fondent et s’harmonisent. Un nécessaire de fumeur voisinait à côté d’un marbre. Des portraits d’écrivains, de musiciens, et des eaux fortes d’Icard…

— C’est ici votre sanctuaire ? demanda Fabien.

— Oui. C’est ici que je me plais à vivre ; ici je suis seule avec moi-même, et mes souvenirs, fit-elle en désignant les meubles et les cadres. Chaque chose que vous voyez a une histoire. J’aime les choses inanimées, je leur crée une sorte de vie factice en les associant à des faits ou à des personnes. Autrement, ce serait trop froid… Fumez-vous ?

— Si vous me le permettez.

— Essayez ces cigarettes. Elles sont importées d’Espagne. Ce sont mes préférées… Puis qu’avez-vous fait de bon ces jours-ci… ou plutôt qu’avez-vous fait de mal, c’est souvent ce qu’il y a de plus intéressant…

— J’ai pensé à vous.

— Je vous ai déjà défendu de faire de la ga-